Des pierres, des feuilles, du feu, à quoi ça tient ?

En mars 2023 a eu lieu l’exposition Flow à la Galerie Commune, espace partagé par l’Esä (site de Tourcoing) et le Département Arts plastiques de l’Université Lille. Y était présentée une sélection de travaux des étudiant·es de l’atelier édition-sérigraphie réalisés autour de la thématique de l’énergie, en résonance à la seconde Triennale Art & Industrie, intitulée Chaleur humaine, organisée à Dunkerque à partir de juin 2023. Pour élaborer les différentes pièces composant l’exposition, un workshop1 a été mené en amont. Pour élaborer ces trois journées intenses de travail, j’ai invité l’artiste Evelise Millet. Il était convenu dès le départ que des pièces éditoriales d’artistes, choisies dans la ligne de la thématique, cohabiteraient dans l’exposition avec les pièces produites pendant le workshop par des étudiant·es. En écho aux œuvres choisies, nous avons imaginé ensemble plusieurs entrées de réflexion nourries par nos discussions et expérimentations.

La pensée minimale a pu constituer une inspiration puissante : faire avec peu mais déployer, à l’image du Bloc2 d’Éric Watier. Cette édition est constituée d’un simple tas de feuilles reliées d’une couche de colle les rendant facilement détachables et exposables partout dans de multiples agencements. Elle existe, à auto-éditer chez soi, en imprimant à l’aide d’un simple copieur le PDF disponible en ligne sur le site de l’artiste, en opensource ou bien en se la procurant déjà reliée, contre de l’argent cette fois.

L’un des objectifs a été de penser l’énergie dans toutes les temporalités où elle intervient et notamment celle engagée pour faire exister ces pages imprimées, à l’image du geste rapide, drôlement efficace, quasi rageur de Stefanie Leinhos, figé sur les pages de Throwing stones3. Pour plusieurs raisons évidentes liées à des problèmes de stockage dans son atelier et au manque de trésorerie, l’artiste produit le livre lorsqu’on lui commande en ligne, en open édition. Elle plie une grande feuille de papier couché, l’agrafe, déchire avec un couteau pour ouvrir les pages et y dessine au marqueur des pierres qui volent d’une ligne claire et déterminée, procédé en adéquation parfaite avec l’idée énoncée en couverture.

La pratique du fanzine et du livre d’artiste au centre du workshop a amené l’idée d’une économie de moyens ainsi que d’une diffusion locale mais pouvant tendre vers une circulation plus étendue. Répondant à cela, les délicats mais déterminés dessins de pierres des pages détachables du Bloc Erratique d’Évelise Millet se disséminent tranquillement dans la galerie, à l’image des pierres tractées par les glaciers sur des millénaires. Ils continueront à se disséminer au dehors et pendant des années dans différents lieux, emportés dans une poche, épinglés sur un mur ou glissés distraitement entre les pages d’un livre pour être redécouverts plus tard. L’artiste a auto-édité ce livre-œuvre en vendant des dessins à sa sortie de l’école. Ces questions d’autoproduction, des moyens et des conditions pour concevoir et fabriquer ces ephemera ont été abordées à travers différentes propositions émanant des étudiant·es.

Ainsi Xianghi Meng (5e année) utilise une minuscule imprimante portative reprenant la même technologie que l’impression des tickets de caisse. Le texte apparaît en noir, là où les rayons infrarouges ont chauffé le papier thermosensible. L’objet final est un leporello déployant un bref poème qui nous fait en quelque sorte voyager dans le temps. Il est présenté avec un petit bout de bois permettant de compléter par des traces les pages, en imitant le geste ancestral pour faire un feu, en roulant entre ses mains un bout de bois. Dans l’exposition, il répond au livre de ZicMuse Mcloud, Branching out4 qui présente une collection de bâtons en forme de Y glanés tout autour du monde. Ces objets font inévitablement penser aux baguettes de sourciers et aux énergies qu’on ne voit pas, ces ondes magnétiques que certain·es ressentent plus fortement et qui constituent aussi des moyens que nous utilisons au quotidien dans les technologies Bluetooth ou Wifi. D’ailleurs, il est également question d’ondes et d’énergie vibratoire dans les moirages sérigraphiques de Janita Pel (4e année) mais visibles cette fois, ils sont comme une incarnation sur papier de ces énergies invisibles.

La diffusion a également été questionnée par un travail sur les formes de déploiement des publications dans l’espace, celui de l’exposition bien sûr mais aussi à l’extérieur, et même en un sens plus impalpable, dans nos imaginaires et nos souvenirs, ce qui s’imprime en nous. La carte de Tendre5 de Bernard Villers, monochrome rose ouvert à tous les itinéraires et divagations de nos cœurs, nous laisse imprimer nos états d’âme et souvenirs sur sa surface mate, écran devenu écrin. Le partage de l’énergie en jeu au moyen de dispositifs d’exposition, de performances, de mouvements ou actions a été central. L’activation de la pièce de Lise Duclaux, Pluck up courage, rejouée par Emma Leduc (2e année) a constitué un temps fort du vernissage. Méthodiquement, elle a lu les textes - ou montré lorsqu’il s’agissait d’un dessin - de chaque page qu’elle arrachait ensuite du livre, les froissant puis les jetant dans l’espace tout autour. Les boules de papier colorées restées au sol ont rappelé ce moment jusqu’à la fin de l’exposition.

Le lien avec l’industrie passée ou présente a traversé certaines propositions comme le zine Energy drink de Chloé Chamard (2e année) ou le livre à volets de l’artiste Camille Nicolle À quoi ça tient ?6 dans lequel elle reprend les formes stylisées d’anciens moules de l’entreprise de céramique Villeroy et Boch où elle a effectué une résidence à La Louvière (Keramis). Elle a représenté des assemblages en équilibre précaire de ces formes qui composent un livre à lecture multiple, ponctuée de phrases invitant à se questionner sur le processus des choses que l’on fait.

À quoi ça tient en effet ? La pratique du livre d’artiste demande souvent beaucoup de travail, de l’idée à la mise en forme, entre l’écriture, le façonnage, les multiples tentatives d’impression, d’assemblage, de découpe, et toutes ces activités qui constituent la partie non visible de l’iceberg. Cette part du travail cachée peut parfois contribuer à rendre l’édition moins importante qu’elle ne l’est dans le travail des artistes qui la pratiquent. C’est pourtant bien souvent que j’ai découvert des artistes par de discrets morceaux de papier, ephemera plus ou moins modestes, plus ou moins bien imprimés, plus ou moins visibles, mais aussi furtifs que tenaces dans la mémoire.

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  • Jiangshuai Hou, Pii, Édition qui marche toute seule, 2023. © Hadi Abi Saleh.
  • Vue d’ensemble de l’exposition Flow, 2023. © Hadi Abi Saleh.
  • Lise Duclaux, Pluck up courage, 2016, Édition et activation par Emma Leduc. © Hadi Abi Saleh.
  • Lise Duclaux, Pluck up courage, 2016, Édition et activation par Emma Leduc. © Hadi Abi Saleh.
  • Pierre Guilhem, Le calendrier des minutes et Julie Redon, Sauvage façade, Éditions Studiolent. © Hadi Abi Saleh.
  • Evelise Millet, Bloc Erratique, 2016. © Hadi Abi Saleh.
  • Janita Pel, Mouvements, 2023. © Hadi Abi Saleh.
  • Bernard Villers, La carte de Tendre, 2009. © Hadi Abi Saleh.

L’exposition Flow a eu lieu à la Galerie Commune du 16 au 23 mars 2023. Artistes exposé·es : Elvire Bonduelle, Lise Duclaux, Pierre Guilhem, Stefanie Leinhos, Zicmuse McLoud, Evelise Millet, Julien Nedelec, Camille Nicolle, Julie Redon, Bernard Villers, Eric Watier en dialogue avec les éditions des étudiant·es : Chloé Chamard, Lila Costenoble, Adeline Defontaine, Emma Leduc, Jiangshuai Hou, Xiangyi Meng, Janitta Pel, Victoria Quiring, Charbel Saad. Les éditions exposées ont été acquises et constitueront un fonds de livres d’artistes pour l’Esä, nous remercions l’association des amis de la Galerie Commune et Aurélien Maillard.


  1. Le workshop a été mené du 14 au 16 mars 2023 avec 15 étudiant·es en années 2/3/4/5.
  2. Bloc, Éric Watier, Zédélé éditions, 2006 (épuisé).
  3. https://stefanie-leinhos.de/works/throwing-stones/
  4. Édité en 120 exemplaires chez Actes Nord éditions, Charleroi (BE), 2018.
  5. Édité chez Actes Nord éditions, Charleroi (BE), 2009.
  6. Édité par le FRAC Bretagne, 2009.

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