Sensation, force et affectivité

Comme une parabole. C’est à Amsterdam, dans le port. Par les baies vitrées d’une ancienne usine d’armement passent les derniers rayons du soleil. On entend la vibration grave, circulaire, rotative, du moteur des marchandises naviguant à l’extérieur. Peut-être la sent-on un peu dans nos jambes, au contact de la grande caisse de résonance en béton qu’est cette salle vide, dans ce bâtiment : du béton en dessous, au-dessus, et une rangée de quelques colonnes porteuses. Dans ce grand espace, tout semble vide de tout : la salle dans le bâtiment, le bâtiment sur la friche industrielle. L’endroit s’appelle Hembrugterrein. On l’a localisé avec un smartphone. Il y a quelques années, des centaines de hérons le trouvaient sur leur trajet migratoire. Nous, on s’est perdu provisoirement entre Amsterdam et Zaandam ; les hérons ne se perdaient pas, à tel point qu’il s’agissait d’un de leurs sites de prédilection à la fin des années soixante (453 paires de hérons en 19671), avant qu’ils ne le laissent, eux aussi, à l’abandon.

Il y a des bâtiments industriels, sauf que les usines, ici comme ailleurs, ont cessé leurs activités. Le gouvernement, nous informe-t-on, coopère avec la province de Hollande du Nord et la municipalité locale pour faire du site un « parc d’activités pour les entrepreneurs créatifs et innovants2 ». Le côté parc d’attractions pour grandes personnes et la gentrification, on les devine avant de rentrer dans Het HEM, l’ancien bâtiment de la société d’armement Eurometaal (anciennement Artillerie Inrichtingen). On peut désormais louer des bateaux, des bâtiments pour ses events, on a ouvert un foodmarket, il y a des studios d’artistes et d’artisan·es. Il y a de quoi faire et, à marcher au milieu de ces bâtiments, on aurait pu oublier ou ne pas voir le Schokbos en rentrant dans l’exposition.

Le bâtiment Het HEM entouré du Schokbos

Le bâtiment Het HEM entouré du Schokbos. © Het HEM.

C’était sans compter l’énorme souche placée dans un hall vide, à l’entrée du bâtiment, par le collectif multidisciplinaire de chercheuses et chercheurs formé autour de Nicolas Jaar, curateur du second chapitre des expositions proposées par Het HEM. Le collectif s’est appelé Het Shock Forest Group, du nom de la forêt des hérons. Ce nom, pourtant, ne vient pas des hérons, mais de la fonction que donnaient des humain·es – les humain·es capitalistes – à ce qui vivait là : prendre l’onde de choc en premier (abstraction faite des corps des travailleur·euses), l’amortir pour les usines alentours dans le cas où cette usine-ci (vu son contenu) venait à exploser. Un ordinateur nous interpelle et nous questionne, face à la souche, comme s’il était la souche3. Le dialogue fonctionne un moment (nous avons quelques possibilités de réponses, « oui », « non », des dates pour nos plus anciens souvenirs, etc.), puis échoue. Nous ne pouvons répondre que « non » à la question : « Puis-je voir ce que tu vois ? Peux-tu être mon hôte ? » Je ne peux pas prendre la perspective d’un autre individu, voir comme elle ou lui, et l’arbre non plus – nos corps sont différents, nos systèmes de sensation et d’affect aussi ; je ne suis pas elle ou lui.

Il doit être difficile de faire de l’art ici. Les humain·es se sont rendu·es incapables de percevoir le non-humain4 alentour autrement que comme de la chair à canon (une marchandise ou une ressource parmi d’autres, dont l’être est considéré uniquement comme moyen dans le cadre d’une téléologie du profit). L’usine d’armement a connu les problèmes sociaux d’une usine classique, en plus des problèmes éthiques de ventes d’armes à des régimes plus ou moins démocratiques. Les bonnes intentions des politiques publiques de réhabilitation ne sont pas à l’abri de faire du site le lieu de migration favori de startupper·euses inspiré·es. L’endroit même de l’exposition, nous prévient-on en 2019, fermera au moins temporairement dans trois ans (il est fermé au moment où ces lignes sont écrites) pour rénovation5 : il faut isoler, puis on va aussi construire un bel hôtel au sommet du vieux bâtiment. Oui, faire de l’art ici est un tour de force et l’expression sera à prendre au pied de la lettre. Que peuvent faire les artistes dans ce lieu d’histoires contrastées ? S’agit-il de se contenter de restes, au cœur et en marge du capitalisme (dans une parenthèse heureuse mais provisoire, concédée de bon cœur) ?

Disons que les artistes et les chercheur·euses gagnent, faute de mieux, un problème. Comment faire de l’art à l’intersection d’institutions culturelles publiques précaires ou provisoires et de friches, où le capitalisme se ruine puis ré-apparaît, mais aussi auprès d’espèces vivantes ignorées, apparues puis disparues sans que l’on n’ait cherché à comprendre ce que leurs modes d’existence créaient pour ce lieu et pouvaient interpeller chez nous ? Tous les modes de vie qui se croisent dans ce lieu rendent le sens d’une action en son sein d’autant plus complexe à créer. Le lieu et ce qui y vit posent problème : artistes et chercheur·euses entendent bien ne pas contourner cela. Ce sera donc au lieu et à ce qui y vit, ce qui s’y fait, qu’il s’agira de se rendre sensible – à la fois aux discours, aux histoires de violence, aux sons des vivant·es : « The Shock Forest Group instrument of resonance might let out a scream (a sound) which could unveil the multiple layers of local violences and communicate these via sound, light and/or movement6 ».

Ceci ne signifie pas que l’art et la recherche aient réfléchi ici à un message politique à transmettre par telle ou telle représentation aux spectateur·rices. Les personnes qui expérimentent les installations en font les frais : on ne donne pas une nouvelle leçon, toute faite. S’il s’agit peut-être d’apprendre quelque chose, cela se fera sans professeur·e7. L’objet des installations n’est pas la transmission d’un message ou d’une dénonciation. On comprend dès lors l’impression de flou dont témoignent certains blogs ou magazines artistiques : « Similar to Chapter1NE, Chapter 2WO was quite vague… But in a good way, it asked more questions than it answered and left me on a trail to discover more through my own research8 », « een kunstwerk dat ik niet kan uitleggen9 » (une œuvre que je ne peux pas expliquer). À propos d’une des deux installations – Incomprehensible Sun (Nicolas Jaar, 2019) – dont nous parlerons, ceci est écrit dans le magazine Mister Motley :

Incomprehensible Sun is niet tastbaar, goed te verwoorden of uit te leggen. Het is spannend, maar tegelijkertijd meditatief, zowel angstig als verademend en rustig, maar ook intens. Een wandeling in een indrukwekkend uitzichtloos zwart gat. 10

Nous ne sommes pas moins perplexes, à proposer d’écrire ici sur ces installations. Elles sont en effet incompréhensibles si nous ne partons pas du problème qu’il nous est proposé d’explorer avec les artistes : ce lieu ne va pas de soi, ce que l’on y fait en visitant ou en créant non plus – avec quelles histoires interagit-on ? Il y a quelque chose de crépusculaire dans les installations. Ce lieu est fait de disparitions et de résonances ; comment situer notre présence par rapport à ces résonances11 ? Comment vivre ce crépuscule ? La lumière d’abord. Incomprehensible Sun12 propose d’entrer à trois ou quatre dans un tunnel de tirs d’une longueur de 200 mètres environ ; il y fait noir, cru, puis de part et d’autre, un faisceau lumineux, d’un jaune doré, entre l’ambre et l’ocre, vient transpercer et ouvrir l’espace. Nos déplacements soulèvent du sable dans l’espace du tir lumineux, ils modifient également cet espace selon nos ombres, on ne se repère que par bribes, il faut toucher les murs rêches pour pallier aux variations du visible – des bruits de tir, de cliquetis de chaînes traînées sur le sol, du silence, ou une basse lancinante, spatialisés par des baffles placés tout du long, projettent par ailleurs notre corps : poussé devant, tiré derrière, distendu partout, selon les propres configurations de l’espace sonore qui s’ouvre alors. Il y a vertige, ou tournis, puisqu’au moins trois espaces sensibles s’ouvrent et se ferment, sans nécessairement s’accorder, au gré de l’interaction des mouvements de nos corps avec les résonances.

Une autre lumière, que l’on retrouve dans la deuxième installation, nous intéressera plus longuement. Retaining the energy, but losing the image13 (2019, De Belleval, Jaar) est encore une affaire de crépuscule. Dans un grand hall, disait-on plus haut, les derniers rayons du soleil passent, via une baie vitrée. Dix paraboles, en rotation comme des radars, sont situées en rangées : cinq dans une rangée, cinq dans l’autre, en alternance. Ces paraboles sont des « reflectors » qui à la fois capturent et émettent de la lumière et du son (des voix, différents sons de l’environnement). Quand nous nous déplaçons, nous modifions ces réflexions, nous pouvons par ailleurs insérer un son dans le feedback. Ainsi, plutôt que de s’intéresser à la source du son ou de la lumière, l’installation invite à se rendre attentif à leur diffusion en nous et autour de nous, ainsi qu’à la part active que nous prenons également à leur émergence. Il s’agit de s’intéresser à l’énergie du son et de la lumière, conservée, nous dit le prospectus, dans leurs réflexions mais pas dans les formes14 (qui changent). L’enjeu n’est donc pas de rapporter ce dont on fait l’expérience à un unique créateur·rice (c’est une interaction complexe qui produit les sons et la lumière, leurs reflets sur nous, sur les murs, dans les paraboles), ni à une image ou représentation qui en serait la source pour notre réception passive (un objet qui se tiendrait face au sujet qui perçoit, disponible selon une division entre le percevant et le monde perçu) : « With music, we tend to focus entirely on the source. This is like looking directly at the sunlight. The glare means you no longer see how the rays reflect in the space around you15 »

retaining the energy but losing the image

Vincent de Belleval et Nicolas Jaar, Retaining the energy, but losing the image, 2019. © Jeroen Verrecht.

Quel est l’enjeu d’un tel agencement lumineux et sonore ? Quel est l’enjeu de cette mystérieuse référence à des « énergies » ? Le dispositif nous invite à nous rendre attentif·ives aux feedbacks, aux interactions, aux relations entre une technique, nos corps, le bâtiment, les êtres environnants. C’est que la relation est ici devenue problématique, et que l’art prend pour tâche de travailler à de nouvelles relations. Dans son livre, Brandon LaBelle, une des références de Jaar pour l’exposition, dit ceci du son :

In shuddering the state of matter and energy, bodies and things, in working to restrain or inflect particular violence, sound is a powerful force from which we learn of the entanglement of worldly contact, one that extends from the depths of bodies and into the energetics of social formations and their politics. From these energetics, which often echo and beat beyond specific localities, the few may extend themselves into a sense for being many, to conduct any number of volumes, silences and rhythms so as to punctuate their struggles16.

Le dispositif nous fait participer aux interactions de la lumière et du son avec le lieu. Nous sommes littéralement pris·es dans le jeu énergétique des sons et de la lumière (on ne contemple plus un soleil distant qui nous éclaire). Mais quelle est cette mystérieuse référence à l’énergie et en quoi est-elle nécessaire pour créer de nouvelles relations ? Pourquoi Jaar passe-t-il par là ? Brandon LaBelle fait référence à une énergie pathique du son : considéré entre l’énergie qui fluctue dans l’air ou qui passe à travers la peau, et l’événement17, le son comme « poussée d’énergie » (« a push of energy18 ») semble souvent en excès sur ce que l’on entend. « Sous ou autour » de l’audition, se laisse deviner cette poussée d’énergie que l’on intuitionne comme étant présente. Ce surplus que l’on n’entend pas affecte selon LaBelle la qualité de ce que l’on entend ; comme lors d’un concert, on devine une vibration, une énergie, dont la réalité dépasse ce que l’on en entend (on peut d’ailleurs en sentir d’autres aspects par le toucher). Pour LaBelle, le son est une intensité qui meut les corps dans le monde, qui étend ainsi leurs portées et leurs relations, « a force that works to link singularities19 ». Cela suppose chez LaBelle que les corps soient eux-mêmes envisagés comme des corps de forces actives, qui ouvrent sans cesse le corps à des relations dynamiques qui le réagencent ; il reprend pour théoriser cela l’idée de « matter-energy assemblages » à un livre de Jane Bennett20 (Vibrant Matter).

Pourquoi a-t-il fallu ici une telle métaphysique des forces et des énergies ? Au fond, une suspicion ne serait pas totalement injustifiée : n’a-t-on pas recours ici à une vertu cachée, obscure, un peu mystique et vitaliste que l’on suppose à l’ensemble de l’être ? Si ces forces sont au-delà de ce que l’on sent, comment les caractériser sans en faire une mystérieuse propriété occulte, creuse et vide de sens ? La question, comme telle, serait mal posée. Penser les forces n’est en réalité pas possible sans penser le problème de la relation (et la définition, le sens, des forces en relation ne préexiste pas à cette relation). Reprenons : quel est le problème des relations, dans ce lieu ? Qu’est-ce qui fait que les forces deviennent une des seules hypothèses restantes, pour nous rapporter à ce problème et faire de l’art ?

Le prospectus et le site de l’exposition s’ouvrent sur une citation de Mushroom at the End of the World, ouvrage dans lequel Anna Tsing retrace différentes façons de faire monde (humaines et non-humaines) qui se construisent sur les ruines du capitalisme, dans des forêts détruites, autour du matsutake (un champignon). Nous la citons de manière extensive, la partie mise en italique est citée par l’exposition :

Les prétentions de l’homme moderne ne sont pas le seul critère pour raconter comment se fabriquent des mondes : nous sommes submergés de tous les côtés par des mondes en chantier, qu’ils soient humains ou non-humains. Des manières de faire-monde émergent des activités pratiques pour se tenir en vie et ne cessent d’altérer la planète. Pour les apercevoir dans l’ombre de « l’anthropo- », nous devons changer de point de vue. […] ces manières de vivre et de faire, parce qu’elles sont considérées comme n’appartenant pas à la marche du progrès, sont négligées. Ces moyens d’existence, pourtant, fabriquent aussi le monde et, surtout, nous montrent comment regarder autour de nous plutôt qu’en avant21.

Chez Tsing, la critique du repli sur soi de l’humain va de pair avec le tracé d’autres modes de relations aux autres êtres, ainsi qu’avec une conversion du regard : « look around, rather than ahead », dit l’original. Mais comment transposer cette création de nouvelles relations à l’art ? L’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud, faisait déjà remarquer que l’art contemporain répondait de plus en plus au problème de la standardisation et de la mécanisation des rapports interhumains, et en ce sens développait des pratiques visant à « générer des rapports au monde, dans un champ pratique […] traditionnellement dévolu à leurs représentations22 ». L’élargissement de ce problème relationnel humain en y incluant les relations au non-humain pose, à nouveaux frais, notre problème. Celui-ci est assez simple : si l’on affirme si radicalement que l’humain s’est rendu aveugle aux non-humains, comment l’art peut-il re-créer de la relation ?

D’abord, à quel titre l’humain s’enferme-t-il dans son monde ? Si ce que l’on a mentionné jusqu’ici suggère qu’il s’enferme dans son monde de représentations, nous devons ajouter que rien ne garantit a priori qu’il parvienne, par la sensation, à sortir de son monde. Ce n’est pas juste une construction « mentale » qui poserait problème, il faut poser de bonne foi l’inquiétude écologique d’inattention aux non-humains au niveau de la sensation-même. Il y aurait, à même celle-ci, quelque chose qui se serait fragmenté, qui empêcherait une relation co-adaptative aux mondes (humains et non-humains), mais quoi ? Deux esthétiques qui mobilisent les concepts d’énergie (Dewey) et de force (Nietzsche) ont abordé le problème. Dewey déplorait, à cause de la spécialisation des tâches et de la division du travail, une fragmentation de l’activité de sensation en dispersion de stimuli ne faisant plus sens23. Et Nietzsche, par ailleurs assez critique du tempo des excitations quotidiennes, abondait en ce sens également :

J’ai vu des choses pires et certaines si répugnantes que je n’aimerais pas en parler […] : à savoir des êtres humains à qui tout manque, excepté une chose dont ils ont de trop, – des êtres humains qui ne sont rien d’autre qu’un grand œil ou une grande gueule ou un gros ventre et quelque chose d’autre de grand, – je les appelle des infirmes à rebours. […] En vérité, je marche au milieu des hommes comme au milieu de fragments dispersés et de membres d’hommes.

Voilà ce qui est le pire pour mon œil, trouver l’homme réduit en décombres et dispersé comme sur un champ de bataille ou dans un abattoir.

Et mon regard fuit-il de maintenant à jadis, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres dispersés et d’horribles hasards,– mais pas d’hommes24 !

Chez Dewey, c’est la co-adaptation de l’organisme à son environnement qui devrait permettre de toujours rouvrir la relation, grâce à un jeu d’interactions des énergies (comprises comme élan d’un désir d’un humain ou d’un être vivant et résistance de l’environnement à ce désir, les énergies sont caractérisées au sein de l’interaction). Nous ne commenterons pas Dewey de façon extensive ici. Ce qui peut faire débat, une fois posé le problème d’une fragmentation des sensations, c’est l’ouverture possible que peut avoir mon corps aux relations sensibles dans lesquelles il est pris. Nos sens et sensations, compartimentés et dispersés, peuvent-ils encore varier pour se rendre sensibles à d’autres histoires, à d’autres mondes ? Une conception purement organique du corps sentant pourrait en tout cas nous prendre au piège. Chez Nietzsche, la question est nettement posée : comment en effet, après une longue incorporation évolutive, prétendre sentir autrement avec nos organes ?

Qu’il soit perçant ou faible, mon œil ne voit qu’à une certaine distance. Je vis et j’agis dans cet espace, cette ligne d’horizon est ma plus proche destination, grande ou petite, à laquelle je ne puis échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui lui est particulier. De même, notre oreille nous enferme dans un petit espace, de même notre sens du toucher. C’est d’après ces horizons, où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, que nous mesurons le monde25.

Par-delà cet enfermement de nos organes, y a-t-il, dans notre relation au monde, une variation possible du corps sentant telle que ce dernier varie selon l’interaction avec ce qui l’affecte ? Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual insistent sur cette nécessité, pour qu’une rencontre se produise, que nous ayons des « pans encore non individués en nous26 », qu’il y ait une part d’irrésolu chez nous, du métastable (concept emprunté à Gilbert Simondon). Pour notre cas, il faudrait donc une plasticité de la sensation, que celle-ci ne soit pas un pur donné, allant de soi, déjà toujours figée dans son fonctionnement. Au fond, au sein de notre expérience vécue, qu’est-ce qui nous assurait que les sens étaient unis à la base ? Pourquoi a-t-on cru à l’évidence de leurs fonctions respectives et de leurs rapports ? Ces derniers sont beaucoup plus plastiques qu’on ne le suppose, dans la mesure précise où les forces y sont actives.

La force intervient selon un double sens du terme dans les installations, comme dans la philosophie de Nietzsche. D’abord dans l’élément pathique, elle est la réalité toujours en surplus sur nos sensations, sur nos façons de mettre en forme le monde27, à ce titre le concept permet de laisser ouverte la possibilité que nous ne restions pas enfermés dans « notre » monde : toujours quelque chose peut nous affecter qui déborde la sensation. Les espaces sont distordus par l’impact simultané des murs, de cliquetis mouvants de chaînes, d’ombres coupant un rai de lumière. Un son en rotation vient nous entourer dans un champ paradoxal comme si quelque chose passait autour de nous, une réalité que l’on ne voit et n’appréhende pourtant pas. Mais cette force en tant que telle (c’est son premier sens) resterait une entité mystérieuse, peu caractérisée, un pur innommable : elle existe en tant qu’elle a un effet sur une autre force.

Il faut comprendre pourquoi cette affaire de forces permettrait de faire varier nos sensations, de nous rendre sensibles à d’autres mondes. Cela se fait à supposer que les créations d’autres mondes sont le jeu d’autres forces, que nos sensations et notre corps lui-même consistent en des relations différentielles de forces : il faut laisser monter ces forces à même nos sensations. Nous pensons que c’est en ce sens que Brandon LaBelle, cité par Jaar, peut mobiliser l’idée de corps de force, de corps vibratoires28. Nietzsche n’est pour sa part pas cité29, mais il rôde comme un spectre dans cette idée et il faut préciser avec lui : une force ne préexiste pas à la relation dans laquelle elle est en relation à une autre force – une force est force en tant qu’elle est aux prises avec une autre30. La force n’a pas de « nature » qui préexiste à la relation dans laquelle elle agit sur une autre, elle n’a aucune nature qui sauvegarderait des essences et des définitions stables à chaque être.

Pourquoi nos sens pourraient-ils encore varier ? Parce qu’en tant que corps de force, on ne présuppose pas l’unité organique du corps dont les fonctions seraient bien définies. Il y a bien un enjeu de parvenir à réunifier l’expérience, à rendre la réalité vivable, mais en tant que l’on sent, à ce niveau, l’unité du corps et son organisation ne sont pas des données, des garanties. Une force nous affecte, mais la relation que nous avons via la sensation comme affect avec cette force est elle-même action d’une force. Je ne reçois pas de façon purement passive, les différents sens fonctionnent comme agrégats de forces en lutte avec d’autres forces. C’est dans les affects (comme ici la sensation), dans les relations des forces, qu’apparaît pour nous la réalité des forces. C’est la deuxième dimension des forces : des forces dont on ne sait rien, de purs quanta, n’ont d’existence pour nous que dans leur relation qui prend telle ou telle qualité (elle devient une sensation, une pensée, un vouloir que nous vivons).

Il y a deux faces de la sensation, la sensation stabilisée du corps organique et, plus profondément, la sensation qui apparaît ici comme produit hasardeux et variable de rencontres de forces – la sensation émerge comme relation des forces : ce que les forces sentent, et ce que sont les relations de forces par lesquelles nous sentons, ce sont des qualités qui se font dans la relation. Nous n’avons accès à ces forces, à cette réalité qui dépasse, que comme élément pathique actif dans l’émergence des qualités que nous percevons. Cette deuxième dimension de la sensation fait varier la première. C’est ici que se fait le nœud entre les autres constructions de mondes (les autres points de vue que nous ne pouvons pas prendre) et nos sensations : la relation peut toujours être ouverte en tant que des forces y luttent dans la sensation. C’est ici que les installations prennent tout leur effet. Retaining the energy, but losing the image, crée des espaces paradoxaux qui perturbent l’usage organique des sens : un son tournoyant vient nous toucher, les reflets perturbent la vision de la profondeur (les colonnes s’écrasent les unes sur les autres) – nos sens sont aux prises de forces, affectés, appelés à varier. L’installation amène à se concentrer sur la dimension pathique de la sensation et sur la variation sensible qu’elle peut induire : se laissera-t-on affecter par d’autres forces dans nos sensations ?

Bibliographie

  • David Abram, The Spell of the Sensuous, New-York, Vintage books, 1996.
  • Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Presses du réel, 1998.
  • John Dewey, L’art comme expérience (1934), trad. J-P. Cometti et al., Paris, Gallimard, 2005.
  • Brandon LaBelle, Sonic Agency. Sound and Emergent Forms of Resistance, Londres, Goldsmith Press, 2018.
  • Pierre Montebello, Nietzsche, fidélité à la terre, Paris, CNRS éditions, 2019.
  • Baptiste Morizot, Zhong Mengual Estelle, Esthétique de la rencontre, Paris, Seuil, 2018.
  • Friedrich Nietzsche, Aurore, trad. H. Albert, Paris, Librairie générale française, 1995 (ré-éd).
  • Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie générale française, 1983.
  • Bernard Stiegler, Nietzsche, critique de la chair, Paris, PUF, 2011.
  • Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde (2015), trad. P. Pignarre, Paris, La Découverte, 2017.

  1. https://hethem.nl/en/Chapter-Two/Door-Nicolas-Jaar-Shock-Forest-Group (consulté le 3 mars 2023).
  2. « bedrijventerrein voor creatieve en innovatieve ondernemers ». Voir la section « Geschiedenis » du site web dédié au Hembrugterrein : https://www.hembrugterrein.com/terrein-info/geschiedenis/ (consulté le 3 mars 2023).
  3. Ce dispositif peut-être expérimenté sur https://shockforest.group/ (consulté le 3 mars 2023).
  4. Ce constat d’un manque d’attention, de perception et d’interaction avec le non-humain est une thèse centrale de l’écologie contemporaine. On la trouve chez Anna Tsing, que nous aborderons un peu plus loin : « Même lorsque le progrès déguise son ambition sous d’autres dehors, comme la « puissance d’agir », la « conscience » ou l’ « intention », nous apprenons encore et toujours que les humains sont différents du reste du monde vivant : nous, nous regardons en avant tandis que les autres espèces, qui, elles, vivent au jour le jour, restent dépendantes de nous […]. Le progrès marche droit devant, emportant dans son rythme effréné d’autres types de temporalité. Sans ce tempo impérieux, nous pourrions y être sensibles ». Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde (2015), trad. P. Pignarre, Paris, La Découverte, 2017, p. 56-57. Et de façon encore plus criante chez David Abram, The Spell of the Sensuous, New-York, Vintage books, 1996, p. 27 : « these remarkable and disturbing occurrences, all readily traceable to the ongoing activity of "civilized" humankind, did indeed suggest the possibility that there was a perceptual problem in my culture, that modern, "civilized" humanity simply did not perceive surrounding nature in a clear manner, if we have even been perceiving it at all ».
  5. Cf. Lettre de Kim Tuin : https://hethem.nl/en/Blog/2022-10-26/Brief-Van-Kim-Tuin-Het-HEM-Renovering (consulté le 3 mars 2023). La construction d’un hôtel par le bureau d’architecte OMA dépendrait de la construction d’autres logements sur le terrain et aurait donc été un peu retardée, d’après Het Parool : https://www.parool.nl/kunst-media/kunstruimte-het-hem-gaat-twee-jaar-dicht-voor-verbouwing~b0720af4/ (consulté le 3 mars 2023).
  6. https://hethem.nl/en/Chapter-Two/Door-Nicolas-Jaar-Shock-Forest-Group
  7. Cf. Prospectus de l’exposition, p. 8 : « It is also an experiment in alternative education, a classroom without a teacher, where the learning emerges as the product of polyphony ».
  8. https://craigberry93.medium.com/chapter-2wo-these-livelihoods-make-worlds-too-and-they-show-us-how-to-look-around-rather-than-7ee1a34dd90a , (consulté le 3 mars 2023).
  9. Article de Claire Venema pour le magazine Mister Motley, 17 novembre 2019 : https://www.mistermotley.nl/een-kunstwerk-dat-ik-niet-kan-uitleggen-nicol%c3%a1s-jaar-het-hem/ (consulté le 3 mars 2023).
  10. Id.
  11. La résonance est mentionnée par Jaar dans une conversation, reprise dans le guide de l’exposition, avec Brandon LaBelle, auteur de Sonic Agency: learning to listen. Il y dit ceci : « Essentially, I want to share sound and share listenings. In relation to listening, I also think about resonance a lot. Resonance needs emptiness, it needs a vessel-like quality in order to resound. We must become vacuous, we must empty ourselves in order to understand and potentially create new formations of solidarity or to make space for a shared sensibility ». Mais également par le groupe de recherche dans sa présentation (prospectus de l’exposition p. 8).
  12. Nous n’avons pas trouvé de vidéo du dispositif.
  13. L’installation apparaît sur un reportage de la chaîne NTR, disponible sur vimeo, avec le titre suivant « Nicolas Jaar x Vincent de Belleval – Het Hem » , à l’adresse suivante : https://vimeo.com/370186024 (consulté le 3 mars 2023).
  14. Pour ce développement : prospectus p. 10, et https://hethem.nl/nl/Chapter-Two/Retaining-The-Energy-But-Losing-The-Image (consulté le 3 mars 2023).
  15. Prospectus, p. 10.
  16. B. LaBelle, Sonic Agency. Sound and Emergent Forms of Resistance, Londres, Goldsmith Press, 2018, p. 7-8.
  17. Ibid., p. 32.
  18. Ibid., p. 60.
  19. Ibid., p. 61.
  20. Nous n’avons pas pu analyser celui-ci suffisamment pour le commenter. Notons simplement, pour la suite, que Nietzsche y est une référence constante. Il est cité dans les extraits de LaBelle que nous mentionnons ici.
  21. Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, op. cit., ch. « L’art d’observer », p. 57-58. Cette réflexion autour de Tsing et de l’exposition a été entamée avec des étudiantes de master de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. Je les remercie ici pour ces échanges autour du texte.
  22. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Presses du réel, 1998, p. 8. Voir l’introduction et le premier chapitre, à propos de cette « forme d’art dont l’intersubjectivité forme le substrat, et qui prend pour thème central l’être-ensemble, la « rencontre » entre regardeur et tableau, l’élaboration collective de sens » (Ibid., p. 13).
  23. John Dewey, L’art comme expérience (1934), trad. J-P. Cometti et al., Paris, Gallimard, 2005, ch. 2, p. 58-59 : « Nous subissons les sensations comme des stimuli mécaniques ou des stimulations en réaction à une irritation, sans percevoir la réalité qui est en elles et derrière elles : dans la plus grande partie de notre expérience, nos différents sens ne s’associent pas pour relater une histoire unique et plus vaste. Nous voyons sans rien ressentir, nous entendons, mais c’est seulement une perception de seconde main car elle n’est pas étayée par la vision. Nous touchons les choses mais ce contact reste tangentiel, car il ne fond pas avec les qualités des sens qui se trouvent sous la surface. […] Nous capitulons face à nos conditions d’existence qui contraignent les sens à demeurer une simple excitation en surface ».
  24. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie générale française, 1983, « De la rédemption », p. 167-168.
  25. Friedrich Nietzsche, Aurore, trad. H. Albert, Paris, Librairie générale française, 1995 (ré-éd), § 117, p. 122.
  26. Baptiste Morizot, Estelle Zhong Mengual, Esthétique de la rencontre, Paris, Seuil, 2018, p. 90.
  27. Nous entendons ici la sensation en un premier sens, comme activité de mise en forme par un corps organique stabilisé. Par ailleurs, pour le « en-trop » de la sensation voir Bernard Stiegler, Nietzsche, critique de la chair, Paris, PUF, 2011, p. 87-88.
  28. Brandon LaBelle, Sonic Agency, op. cit., p. 61-62.
  29. Il est indirectement présent, l’idée d’un corps de force étant un emprunt de LaBelle à l’ouvrage de Jane Bennett où Nietzsche est présent.
  30. C’est un point central souligné par Pierre Montebello dont nous nous inspirons ici. Voir notamment, Pierre Montebello, Nietzsche, fidélité à la terre, Paris, CNRS éditions, 2019, p. 173-178.

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