59 cm KUB
GAZ-OIL
Entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, au milieu des nombreuses inventions que l’on doit à cette période, l’ingénieur allemand Rudolf Diesel (1858-1913) développe un moteur thermique à combustion interne fonctionnant aux huiles lourdes. Désormais connu sous le nom de moteur Diesel, le principe simple de celui-ci découle des différentes connaissances que son inventeur a acquises en travaillant pour son ancien professeur, l’ingénieur allemand Carl Von Linde (1842-1934). Inventeur du réfrigérateur moderne, Von Linde développe de nombreuses théories sur les gaz et leurs compressions. Au contact des différentes recherches de son mentor, Diesel se focalise sur un principe physique simple, mais dont le potentiel est encore peu utilisé : comprimer l’air dans un récipient hermétique augmente considérablement la température de celui-ci.
De là lui vient une idée simple, mais révolutionnaire : si un corps est introduit dans ce récipient au moment où la température y est élevée, il s’enflamme instantanément au contact de l’air chaud. La réaction crée ainsi une explosion, dont la force sera ensuite transmise à un axe par un système mécanique. C’est le principe du moteur à explosion, dont une autre version nommée moteur à allumage commandé (moteur essence) a déjà été développée. La différence entre les deux moteurs réside dans la nature des carburants. Là où le moteur à allumage commandé fonctionne avec des carburants particulièrement inflammables au contact d’une étincelle, le moteur Diesel à combustion interne carbure lui, avec différents types de combustible moins inflammables : les huiles lourdes.
Derrière la grande idée mécanique, l’inventeur, socialiste convaincu, glisse la grande idée politique. Si les artisans et industriels de petite envergure ne peuvent plus exister face aux industriels qui possèdent la force vapeur révolutionnaire mais très onéreuse, il leur faut une alternative. Non seulement une alternative en termes de poids, de place et de coût, mais aussi une alternative en termes de diversification des combustibles. Le nouveau moteur fonctionne parfaitement grâce aux huiles dérivées du raffinage du pétrole, mais Diesel découvre au cours de ses recherches que les huiles d’origines diverses peuvent parfaitement les remplacer. Sachant qu’une multitude de plantes peuvent être à l’origine de la production d’huiles, le moteur s’installe comme une alternative à la vapeur dans différents endroits du globe, où les taxes frontalières en vigueur empêchent une importation bon marché des produits pétroliers. En 1900, à Paris au pied de la Tour Eiffel, pour démontrer tout le potentiel de son invention, l’ingénieur présente dans la galerie des machines, un moteur Diesel fonctionnant à l’huile d’arachide. La présentation aura pour but de démontrer l’intérêt d’utiliser son moteur dans les colonies africaines françaises, où la plante était abondamment cultivée.
En 1913, Diesel disparaît tragiquement en mer en essayant de fuir les avances pressées de l’Empire austro-hongrois qui cherche à équiper ses navires militaires du précieux moteur. L’invention dépasse l’inventeur. Non seulement le moteur Diesel s’impose comme une alternative fiable à la vapeur, mais le perfectionnement de celui-ci l’installe désormais comme son grand remplaçant. Sa miniaturisation au cours du siècle va faire de lui une force motrice indispensable à la mécanisation du monde. Il équipera désormais engins de chantier, camions, automobiles, paquebots, locomotives, faisant de lui un acteur incontournable de la mondialisation des échanges et des mobilités. Si le caractère émancipateur de l’invention à destination de la classe laborieuse s’estompe en partie, c’est surtout la possibilité d’utiliser divers carburants qui disparaît complètement de l’intention initiale. Sous la pression des pays producteurs et des constructeurs de moteurs à explosion, le pétrole et ses dérivés s’imposent comme l’unique solution pour faire carburer le monde.
En France, comme dans de nombreux autres pays, la législation – pour des questions de taxes sur les hydrocarbures – impose l’utilisation unique des carburants issus du pétrole. Un certain nombre d’activistes, bricoleur·euses pourtant, redécouvre vers la fin du siècle les caractéristiques initiales du moteur Diesel et commence à faire rouler les véhicules grâce à un carburant considéré comme un déchet et donc facilement récupérable : l’huile de friture. En modifiant quelque peu les moteurs et en filtrant l’huile usagée qu’ils récupèrent auprès des restaurateur·rices, « les huileux » dans leur quête d’autonomie s’émancipent du système de distribution de carburants et retrouvent l’autonomie initiale pensée par Diesel. Les réflexions autour de l’épuisement des ressources et la nécessité d’utiliser celles déjà produites qui se formalisent dans les discours politiques au début du 21e siècle poussent à réinterroger le monopole du pétrole et les moyens discutables de sa production. En 2022, consciente de ces nouveaux enjeux, une improbable coalition de député·es des Hauts-de-France réussit à inscrire dans une nouvelle loi sur le pouvoir d’achat, la possibilité d’utiliser l’huile de friture ou alimentaire usagée comme carburant, levant ainsi l’exclusivité, au moins sur le papier, des hydrocarbures et du monopole pétrolier.
59 cm KUB
En 2019, lors de la biennale Bricodrama II à Toulouse, Papier Bulle et Gants Blancs pense à partir de ces recherches, un scooter qui roule à l’huile de friture et produit des frites. À mi-chemin entre un bidouilleur en marge qui modifie sa voiture et un livreur qui se déplace de point de vente en point de vente, l’action naît dans les principes d’autonomie et de système D dans un cercle vertueux et autonome de production. L’huile de cuisson usagée une fois filtrée est utilisée comme carburant du moteur Diesel qui active soit une génératrice produisant le courant nécessaire à l’alimentation électrique de la friteuse, soit le système d’entraînement du scooter qui lui permet de rouler.
Le collectif s’organise depuis sur des courtes périodes de résidences afin de perfectionner le projet 59 cm KUB. L’envie d’y associer toute personne désireuse d’y prendre part, souvent sollicitée pour des compétences techniques qui font parfois défaut aux membres du collectif, devient partie intégrante du projet. Attentif à toute une communauté de personnes soucieuses de s’émanciper des filières de productions d’énergie, mais aussi d’un rapport monétisé à la technique et à la mécanique, le collectif construit, au fur et à mesure de communautés temporaires, ce véhicule machine qui rassemble tant par son énergie créative que culinaire.
Ça commence, on essaye. Dans l’assemblée, entre deux verres, ça dit qu’il carbure à l’huile de friture. Bricologie : 25 septembre dans le showroom, chez IPN, au milieu de la foule, on filtre sans temps mort. Belle machine certes, mais ils font quoi ? Ça essaye, depuis deux semaines toujours, l’improbable idée qui emballe tout le monde, notamment le premier moteur acheté, incontrôlable, à la pompe défectueuse. Réparer ? Trop compliqué avec nos compétences mécaniques. Fouiller le Boncoin et puis finalement acheter un second moteur, qui lui, tourne, est collectivement approuvé. On remplace le premier, mais pour chaque solution trouvée un autre problème menace. Pourtant, là, dans le showroom, c’est l’ouverture, on s’impatiente, ça s’interroge. On attend quoi ? C’est le moment, tout est filtré, tout va marcher, toutes et tous regardent. Clé sur le contact et puis… Rien n’arrive. Rien qui marche, rien qui démarre, rien qu’un démarreur qui manque de patate. Changement de batterie, ça démarre, c’est parti, les gens qui crient, ça applaudit et puis fini. Questions, réponses. Questions, réponses. « Pour avoir des frites, il faut aller à côté du bar dans l’autre pièce, ici c’est l’espace d’exposition. »
On part résider ailleurs, il ne roule pas vraiment, mais il se déplace, c’est déjà ça. Escale percheronne, chez les huileux, les bouineurs, les tourneurs-fraiseurs, les soudeurs ! Une grande dalle de béton armé en guise d’atelier. Il faut que ça marche, il faut qu’il roule, qu’on sorte de l’idée, qu’on approche du concret. Fin de semaine, c’est posé, restitution plus frites à foison. Une première fois, ça casse, on fait quelques mètres pourtant. Tout reprendre donc, tourner de jolies pièces en métal, écouter, regarder, remonter et redémarrer. Et puis finalement, entre transmission des savoirs et transmission de forces motrices d’un moteur à une roue, advient un mouvement, une rotation, une révolution. À travers bruits et fumées, une avancée. On roule, certes, mais pour combien de temps ?
À Bruxelles, c’est l’été, le début de commensalité, le scooter-friteuse est convié, au milieu du jardin à s’activer. Première fois en situation. Prix libre le cornet, sauce à volonté. On triche, on se branche sur une prise. Tout n’est pas encore bien réellement calibré. 140°/180°, double cuisson, Paprika en option. Bain d’huile en ébullition, spectateur·rice en dégustation. Ça marche bien, le bar aussi. Mais il sert à quoi le scooter en fait ? Dans les faits, il marche pas encore vraiment, il roule certes, mais la génératrice ne produit pas d’électricité, pour l’instant. Par contre la friterie génère de petits revenus avec lesquels on achètera des pièces, tu vois ? 22H30, ça tourne toujours, le scooter brille dans la nuit, parmi les convives. À leur demande, pour finir, on l’allume. Encore une fois, grand brouhaha, abracadabra, accélération et finalement, ovation. À la prochaine fois ?
- Vue de l’exposition Commensalité, Bruxelles, 2022. © PBGB.
- Vue de l’exposition Commensalité, Bruxelles, 2022. © André de Castelbajac.
- Vue de l’espace de travail à IPN, Toulouse, 2019. © PBGB.
- Vue de l’atelier de travail à Saisons Zéro, Roubaix, 2021. © PBGB.
- Vue de la rencontre des Récupérathèques, Dunkerque, 2022. © PBGB.
- Vue de l’espace de travail à IPN, Toulouse, 2019. © PBGB.
- Vue de l’espace de travail à IPN, Toulouse, 2019. © PBGB.
- Vue de l’exposition Bricodrama II, IPN, Toulouse, 2019. © Matthieu Sanchez./div>
- Vue de la rencontre des Récupérathèques, Dunkerque, 2022. © PBGB.
- Vue de l’espace de travail à Bretoncelles Vie, 2022. © PBGB.
- Vue de l’exposition Commensalité, Bruxelles, 2022. © Honorine Pardon.
- Vue de la restitution Futur Antérieur, Saisons Zéro, Roubaix, 2022. © PBGB.
- Panneau d’accueil, 2019. © PBGB.
- Vue de l’espace de travail à IPN, Toulouse, 2019. © PBGB.
- Vue d’atelier, 2022. © PBGB.
- Huiles, 2022. © PBGB.
- Recherche pour 59 cm KUB, 2022. © PBGB.
- Recherche pour 59 cm KUB, 2022. © PBGB.