Cher·es membres du comité de rédaction,

Je veux vous envoyer cette lettre depuis que j’ai vu l’appel à contribution. J’aime répondre à des appels, je le faisais déjà souvent lorsque j’écrivais ma thèse1. J’imagine ce que les autres vont bien pouvoir penser de mes propositions, j’envoie en un clic, en un geste, je fais tomber mon index sur la souris, je ferme les yeux un instant. C’est bon, c’est envoyé. Ensuite, commence l’attente plus ou moins longue, parfois indéfinie. Je me consacre à d’autres sujets, de temps en temps, j’oublie même ma réponse. J’oublie que cette réponse demande une réponse. Parfois je me demande si je n’aime pas plus proposer qu’écrire. Répartition différente de l’effort. Cette fois, la date limite approche dangereusement. Mais aujourd’hui, je manque d’énergie, justement. Aujourd’hui, ou plutôt depuis quelque temps. Ce n’est pas que je sois au bout du rouleau, ce n’est pas que je sois particulièrement déprimée. Je ne sais à quel trouble attribuer ce qui m’affecte.

Roland Barthes, dans Comment vivre ensemble, décrit l’acédie, cet état de désinvestissement émotionnel. D’abord employé à propos des moines qui se désengageaient de la vie religieuse, le terme s’est diffusé vers d’autres modes de vie.

« Acédie : moment répété, étalé, insistant, où nous en avons assez de notre manière de vivre, de notre rapport au monde (au ‘mondain’) […] Acédie (moderne) : quand on ne peut plus investir dans les autres, dans le Vivre-avec-quelques-autres, sans pouvoir cependant investir dans la solitude2. »

Être avec les autres me coûte, être toute seule aussi. Comment expliquer ce manque d’énergie, cette impression de couler ? Penser à Barthes m’a mise en mouvement un instant, mais je sens mon envie retomber. D’ailleurs, il faut que je parte à la bibliothèque. Il se trouve que je fais une communication dans un colloque sur le poète Antoine Émaz la semaine prochaine, une présentation intitulée : « Valérie Rouzeau, Antoine Émaz : les nés-fatigués les comprendront ». Je me souviens avoir peiné à répondre à l’appel déjà, avoir eu du mal à trouver une entrée dans l’œuvre du poète, tant le lire me demandait du courage. J’ai commandé un certain nombre de recueils à feuilleter de toute urgence, en cherchant ce qu’il a à dire de la fatigue. Lorsqu’Antoine Émaz, décédé en 2019, écrivait à sa comparse Valérie Rouzeau, il finissait souvent ses lettres par ces mots : « Bonne énergie ». En 2020, la poète exprimait son manque d’entrain :

« Depuis plusieurs mois, je me traîne, je peine comme jamais dans l’exercice du « métier de vivre ». L’ami qui me souhaitait dans toutes ses lettres, tous ses courriels, « bonne énergie », n’est plus…3 »

En souhaitant à une autre poète de l’énergie, Antoine Émaz répondait à cette faillite d’un monde dans lequel « les raisons d’être avaient perdu leurs dents4 ». Tournant en rond autour du concept tandis que j’enfourche mon vélo, j’ai aussi en tête un fragment de Henri Michaux - l’écrivain sur lequel j’ai travaillé en doctorat - dans Poteaux d’angle (1978) :

« Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais-tu ?5 »

Que faire de ces accrocs dans la trame de nos vies, de tous ces ratés quotidiens, de ces petites erreurs sans conséquence sinon celle de nous faire perdre un peu de notre capital journalier ? Pour Michaux, ce sont précisément ces échecs qui prodiguent de l’énergie, parce que le soir, au moment où on fait le compte, ce sont eux qui restent : pourquoi j’ai dit cela plutôt que ceci, pourquoi je n’arrive pas à écrire cette proposition, pourquoi je diffère le moment d’agir, pourquoi je suis trop comme cela et pas assez comme ceci ? De tels soucis, « ces rongements enragés6 » comme il les nomme plus loin dans le même recueil d’aphorismes, peuvent être productifs ; les puits sombres qui semblent aspirer toutes nos ressources sont en fait des réserves de sens, dit Michaux à son·sa lecteur·rice.

Il faut avouer enfin que si je cherche à répondre à l’appel, c’est parce que j’ai un mort à Dunkerque, mon grand-père décédé en janvier, dispersé dans la rade, et que j’essaie, peut-être, par chacun de mes gestes, de « réinjecter de l’énergie de vie7 » en lui. Opération de celles et ceux qui restent, tout entier·es tourné·es vers leurs absent·es. C’est parce qu’un appel qui vient de Dunkerque résonne, ou vibre pour moi, d’une manière singulière, que je m’obstine à y répondre. C’est de cette obstination, de ce désir d’énergie, et de tous les obstacles qui s’y opposent que j’aimerais d’ailleurs vous parler. En vérité, je n’occuperai pas l’espace comme je le fais dans cette lettre, m’autorisant même à dépasser la limite de 3000 signes imposée — j’espère que vous me le pardonnerez. Sur le modèle des enquêtes auprès de créateur·rices édité·es depuis quelques années par Monstrograph8, j’appellerai plutôt à la barre — celle du bateau sur lequel nous naviguons tous et toutes, pas celle du tribunal — des vivant·es, et je leur poserai ces simples questions : qu’est-ce qui vous donne de l’énergie ? Qu’est-ce qui vous en prive ? Le tout sur 10 000 signes environ.

Dans l’attente de votre retour, je vous envoie tous mes vœux d’énergie.


  1. Élise Tourte, « ‘Face à ce qui se dérobe’ : figures de la distance dans l’œuvre écrite d’Henri Michaux », Thèse de doctorat en philosophie et littérature, Université de Strasbourg, 2021.
  2. Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Notes de cours au Collège de France, Seuil/IMEC, 2012, p. 55.
  3. Valérie Rouzeau, Éphéméride, La Table ronde, 2020, p. 121.
  4. Julien Gracq, Un balcon en forêt, José Corti, 1958, p. 161.
  5. Henri Michaux, Poteaux d’angle, dans Œuvres complètes, t. 3, Gallimard, 2004, p. 1046.
  6. Ibid., p. 1074.
  7. Vinciane Despret, Au bonheur des morts, récit de ceux qui restent, La Découverte, 2017.
  8. Collectif, Les artistes peuvent-iels tout dire ; Les artistes ont-iels un corps ?, Monstrograph, 2021-2022.

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