Tensions

Contexte

Les pylônes électriques du Petit Steendam à Coudekerque-Branche (Nord) ont fait l’objet de l’attention d’un duo formé par le plasticien Guillaume Lepoix¹ et le géographe Richard Pereira de Moura. En avril 2022, tous deux avaient répondu à l’appel à participation lancé par le collectif Déplis pour une résidence de recherche-création d’une durée de quatre mois. Il s’agissait de rejoindre le travail mené depuis septembre 2021 au sein de ce quartier dans un programme financé notamment par la Fondation Daniel et Nina Carasso dans le cadre de l’appel à projet « Médiations et démocratie culturelle² ». Ce projet artistique venait donc prendre place dans un processus engagé depuis quelques mois déjà avec l’artiste Virginie Gautier et l’association Les Nuanciers par le biais de différents dispositifs de rencontres avec le territoire : bureau-mobile ; balades thématiques ; captations sonores ; portraits-situés ; cartes sensibles… Ces différentes actions prenaient appui sur les acteur·rices présentes dans le quartier : Le Grenier De Danièle, Label Épicerie, le centre social Josette Bulté, le Conseil citoyen. L’objectif était d’engager un processus artistique avec les habitant·es dans une « démarche de co-construction au regard des droits culturels³ » et de mener une « réflexion extensive sur les politiques publiques⁴ ». Le blog⁵ réalisé in itinere par Virginie Gautier et l’édition publiée à la fin du projet sous la forme d’un almanach titré Déplis — Pas à Pas dans le Petit Steendam⁶ retracent les multiples facettes de cette aventure collective.

Cet article propose un focus sur le travail de ce « Campement mobile » qui a conduit les artistes à la fabrication d’un pylône en bois ; à une déambulation dans l’espace public, permettant son érection puis sa destruction le 26 novembre 2022 ; et à la réalisation du film titré La ligne des Dunes⁷, trace de la vie éphémère de cet objet, mais aussi espace d’expressions pour un certain nombre d’interlocuteur·rices sur le mode documentaire. Au cours de sa mise en œuvre, le projet a rencontré la résistance du maire de la Ville de Coudekerque-Branche amenant le collectif Déplis à pousser le projet hors des limites du terrain choisi initialement afin de le mener à son terme.

Récit

Dès leur première visite du terrain, Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura repèrent les pylônes et les lignes électriques à haute tension qui surplombent le quartier du Petit Steendam. Tous deux relèvent leur présence plastique : celle du maillage de ferraille qui se dresse à vingt mètres de haut au-dessus des maisons individuelles et qui disparaissent parfois derrière les immeubles de quelques étages autant que les câbles électriques qui traversent le ciel. Simultanément, sont aussi pointés les enjeux industriels qui y sont sans aucun doute associés. Richard Pereira de Moura est géographe, ce qui conduira le duo à étudier les cartes et le développement urbanistique du terrain choisi par le collectif Déplis. Pour ce faire, ils se sont rendus au Centre de la Mémoire Urbaine de l’Agglomération (CMUA) pour retrouver les informations relatives à la construction de cette ligne électrique de 90 000 volts dont on identifie le tracé sur le site de la RTE, gestionnaire du transport d’électricité français⁸. En effet, les Pylônes 41 à 46 sont positionnés sur le quartier du Petit Steendam et mènent le courant de la centrale électrique de Gravelines à l’Usine des Dunes de Leffrinckoucke où sont implantées les entreprises Valdunes et Ascométal aujourd’hui en cours de démantèlement.

« Les cartographies historiques témoignent de la présence des lignes électriques avant le développement du quartier dans les années 50 et 60, à une époque où ce territoire était encore couvert de champs. Les habitations, maisons, immeubles, établissements divers se sont donc construits autour de ces pylônes électriques. Et les habitants sont arrivés dans un paysage de lignes⁹. »

Dès lors, pour Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura, le pylône est devenu un prétexte pour partir à la rencontre des habitant·es. Sur le mode de l’enquête, l’intention était de les interroger sur leur relation à cet objet omniprésent dans leur environnement. Parallèlement à ce travail de prospection, ils se lancent dans la construction d’un pylône en bois à l’échelle un-demi, soit environ onze mètres de hauteur. Ce double objectif de la réalisation du film et de la fabrication du pylône rythmera leur temps de présence sur le territoire à raison de deux semaines par mois pendant quatre mois. Une semaine étant consacrée à l’arpentage, la rencontre, la collecte de données et d’images fixes ou vidéographiques ; la seconde, à la production.

« L’objectif est bien d’inscrire l’arrivée du campement artistique mobile dans le champ de la docu-fiction en donnant à ce pylône bis le statut de “monument” à l’échelle du quartier¹⁰. »

Lors des arpentages de mai 2021, Virginie Gautier, artiste invitée dès la phase d’incubation du projet, avait déjà mentionné : « Lignes à haute tension¹¹ ». Valérie Mathias, urbaniste à l’AGUR (Agence d’urbanisme Flandre-Dunkerque), relèvera plus tard dans ses notes sur le bâti, transcrites dans l’almanach : « Rue du Muguet, un pylône est le promontoire de nombreux oiseaux. Ils chantent, volent entre les cheminées et le pylône¹². » Quant aux habitant·es du quartier, lors de notre première rencontre, elles et ils avaient souhaité davantage attirer notre attention sur un autre motif : « Des palmiers qui coûtent hyper-cher, on en a compté sept. C’est une drôle d’idée¹³. » Les pylônes apparaissent tout de même pour certain·es dans une forme fabuleuse : « Imaginer une sorte de circuit en allant d’un lieu à l’autre, un récit, avec des étapes de voyage : la montagne, espace de mémoire, le pylône énorme¹⁴… » Cette question de l’invisibilité d’éléments aussi marquants que ces pylônes sera au cœur du processus lancé par Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura.

« Les premiers échanges avec les habitant·es témoignent de l’évidence qui traverse ces lignes électriques, tellement présentes, tellement visibles, que personne ne les voit plus. Or, elles ont été pour nous l’un des premiers signes marquants de la géographie de ce territoire dessiné par l’industrie. Elles sont forces de liaison entre les villes, entre les quartiers, entre les gens, entre les espaces de production et les espaces d’habitation. Et elles sont aussi une belle occasion de fabrication d’un récit commun¹⁵. »

À l’occasion d’un atelier d’écriture collectif, animé par Virginie Gautier, Guillaume Lepoix apporte le mot « pylône » : « PYLÔNE, c’est un passage. Étymologiquement, le mot vient du grec ‘pulôn’ qui veut dire porche, ou portail. Alors je me demande où mènent les pylônes du quartier ? Peut-être qu’ici le chemin des pylônes mène aux cheminées des dunes¹⁶ ? » Au cours de plusieurs réunions de travail du collectif Déplis, des échanges et discussions ont nourri les questionnements autour du choix de ce motif. Alors que certain·es notent l’adéquation avec la question de l’énergie posée dans le cadre de la Triennale Art & Industrie portée par le Frac – Grand Large et le LAAC à Dunkerque, d’autres s’interrogent sur ce choix au regard des différents sujets évoqués par les habitant·es. On notera qu’au cours de l’été 2022, l’actualité sera marquée par l’envolée des prix de l’énergie consécutive aux cessations d’approvisionnement européen en gaz et pétrole russes, liées à la guerre en Ukraine, confortant la place du pylône en tant qu’« icône de la modernité décadente¹⁷ ».

L’idée initiale du projet artistique était de mettre en place, à l’image de travaux menés à proximité par le collectif En Rue¹⁸, un chantier participatif ouvert. Faute d’espace dédié, la fabrication du pylône est finalement lancée dans un atelier mis à disposition par la Ville de Dunkerque, à côté du site dunkerquois de l’École supérieure d’art | Dunkerque-Tourcoing, situé à vingt minutes à pied du quartier. Le pylône en bois est donc construit par les deux artistes et bénéficiera de l’apport du Lycée professionnel Fernand Léger de Coudekerque-Branche pour la réalisation de connecteurs métalliques, dont l’élaboration est visible dans le film. Dans les projets initiaux, le pylône devait donc être fabriqué puis érigé dans un endroit choisi dans le quartier et potentiellement devenir un espace de convivialité, un objet d’activation pour provoquer la curiosité et la participation des habitant·es : « La base du pylône peut accueillir deux chaises, devenir un espace de rencontre, un lieu de diffusion des sons enregistrés¹⁹. » L’idée émerge également de réaliser une procession au sein du quartier et de procéder à l’élévation du pylône à l’occasion d’un rendez-vous festif.

C’est précisément cette idée qui va générer des tensions avec les décideurs politiques. Alors que, fin septembre 2022, nous avions transmis une demande d’occupation de l’espace public au maire de Coudekerque-Branche, nous nous opposons à un avis négatif sans autre forme de discussion visiblement possible. Nous finissons finalement par obtenir un rendez-vous le 12 octobre 2022 avec le directeur de cabinet du Maire et l’élue de quartier. Ce qui, en premier lieu, a conduit à mettre en suspend deux actions programmées cette semaine-là par Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura : à savoir des rendez-vous au sein du centre social avec des habitant·es et une vidéo-projection grandeur nature d’un pylône sur une façade d’immeuble d’habitat collectif qui avait été testée dans la cour de l’école d‘art. Cela mettait aussi en tension la directrice du centre social dans sa posture de salariée d’un équipement municipal lui-même partenaire du projet Déplis.

Les premiers arguments fournis par le cabinet du Maire étaient que le travail mené par l’association les Nuanciers avec les groupes de jeunes pour des captations sonores ; la collecte avec les habitant·es sur le récit du quartier avec Virginie Gautier pouvaient se poursuivre, mais que le sujet du pylône était complètement indésirable. Le positionnement était clair :

« Nous ne sommes pas intéressés pour travailler sur les pylônes, que ce soit de manière artistique, humoristique, décalée ou ironique. Si nous avions appris avant le projet autour du pylône, on vous aurait dit bien avant de tout arrêter²⁰. » Ou encore « Les pointer du doigt ou les mettre en exergue, cela nous dérange car notre combat c’est de les enlever²¹. »

Pour différentes raisons institutionnelles, ce projet ne pouvait muter en occupation sauvage du territoire faisant fi de l’interdiction des autorités municipales. Les artistes proposèrent donc une alternative repoussant la procession sur les limites de la commune : c’est-à-dire partir de l’école d‘art, en longeant les bordures du Petit Steendam sur les communes de Dunkerque et de Téteghem, et demander alors l’autorisation à ces deux communes limitrophes. Conscients des enjeux politiques du sujet, ils soulignent : « On va marcher sur les limites²² ». Dès lors, une question se posa quant à la poursuite du projet dans son articulation avec le territoire : comment continuer à habiter le quartier sans le pylône ? Car, en effet, il s’agissait d’un prétexte pour activer la démarche de récit avec les habitant·es.

Si la fabrication du pylône a été réalisée à l’abri des regards, au sein de l’atelier, dans un processus centré sur la réalisation de l’objet lui-même : conception, façonnage, finitions… Un autre volet a été pensé par les artistes sous une forme événementielle dans l’espace public. Le transport du pylône de l’atelier situé rue de l’Esplanade à Dunkerque jusqu’au terrain vague de Téteghem, suivant un tracé préalablement établi qui longeait le Canal de Furnes, fût cette fois-ci autorisé par les Villes de Dunkerque et Téteghem. Ainsi, le 26 novembre 2022, s’est tenue la déambulation urbaine de cet objet incongru provoquant des réactions imaginées par les artistes :

« Tous les gens qui vont nous voir passer vont se demander : qu’est-ce que c’est que ce truc²³ ? »

Pour Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura, il s’agissait en effet de générer une ferveur commune, renforcée par les rythmes entraînant de la Brigade des tubes et des majorettes Les Phoenix de Téteghem dans une énergie communicative. En effet, des processions, il en existe dans la région, moins religieuses aujourd’hui, plutôt profanes autour notamment des figures des géants dont l’armature en osier est dissimulée sous les tissus, ou encore - et spécifiquement dans le dunkerquois - via la tradition du Carnaval et de ses bandes. Nombre d’artistes contemporain·es se sont emparé·es de la procession comme dispositif issu de la culture populaire, tels que Francis Alÿs, Jeremy Deller, Pierre Huyghe... ce que rélève Marie Fraser, c’est que :

« La fête produit un nouvel espace où les barrières sociales, culturelles et identitaires tendent à s’estomper par opposition à la vie sociale²⁴. »

Après le transport du pylône qui a demandé pas moins de vingt porteur·euses et l’intervention de la Police nationale pour le passage d’un gros carrefour routier, une autre étape consistait à assurer son érection sur le terrain vague de Téteghem. Ce passage de l’horizontalité à la verticalité a été assuré grâce à la force motrice de chevaux de trait. Ce choix conduit à une réflexion sur les évolutions technologiques²⁵. Cette action vient précisément questionner les enjeux de l’épuisement des ressources en charbon, en pétrole et l’impact environnemental et sanitaire des alternatives du nucléaire et des gaz de schistes. En quelques secondes, le pylône est passé de la position horizontale à la position verticale, se dressant ainsi au-dessus du terrain vague en surplombant les humain·es qui s’affairaient et les maisons alentour. Dans un troisième temps, le pylône sera abattu et détruit collectivement par les participant·es présent·es. Le bois servira à alimenter un feu de camp alors que tombait la nuit. Tout au long de la journée des captations vidéo ont été réalisées par des étudiant·es de l’école d’art constituant une partie du film La ligne des Dunes. D’autres séquences sont constituées par les témoignages de quelques habitant·es du quartier, du directeur de l’entreprise Pylône du littoral, d’anciens ouvriers de l’Usine des Dunes, d’un jeune du centre social interrogé·es par les artistes sur leur rapport aux pylônes.

Analyse

Alors que le projet Déplis touche à sa fin et que le collectif travaille sur le bilan et l’évaluation de ce projet aux entrées multiples, le récit de cette expérience amène plusieurs pistes de réflexions.

En premier lieu, ce pylône apparaît comme « un contre-monument ironique, temporaire et anti-monumental²⁶». La question de sa disparition évoque celle programmée par Esther Shalev-Gerz et Jochen Gerz à Hambourg pour leur Mahnmal gegen Fascismus [Monument contre le fascisme] (1986) « se caractérisant [comme l’écrit l’historien Bertrand Tillier] à la fois par le rejet catégorique de son autorité symbolique et de sa domination visuelle, et par la volonté de son inscription minimaliste dans son environnement²⁷ ». Cependant, l’un des membres du collectif Déplis, avait souligné la dimension éminemment phallique de cette érection publique. Par ailleurs, si le pylône n’est pas une statue à proprement parler, sa destruction fait néanmoins écho aux polémiques liées aux déboulonnages contemporains des effigies historiques controversées pour leur rôle dans l’histoire de l’esclavagisme. S’élançant vers le ciel, à l’instar de La colonne sans fin²⁸ de Brancusi qui atteint les 29.33 mètres de hauteur, le pylône rappelle les véritables infrastructures énergétiques visibles dans l’environnement immédiat du site et à bien d’autres endroits du monde, tout en assumant sa fragilité et le non-respect des normes de sécurité de ses congénères métalliques. Claude Lévi-Strauss affirme que : « L’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur : avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps un objet de connaissance²⁹. » Enfin, la présence éphémère du pylône ce samedi 26 novembre 2022, malgré son processus de destruction, est néanmoins captée par la vidéo. Au-delà de l’expérience vécue par les participant·es présent·es ce jour-là, sa pérennité et donc sa visibilité, aussi bien au sein du quartier qu’en dehors, est garantie par le film La ligne des Dunes, dont le statut peut néanmoins être interrogé :

« Vivre la fête pour la filmer, pour en laisser une trace, une preuve, pour en transmettre la teneur : cette inclination est peut-être problématique, estimera-t-on. Elle signifie que la fête ne suffit pas en tant qu’événement juste vécu, et qu’elle peut être plus, somme toute, qu’elle-même. Faire de la fête un objet d’art, c’est comme créer un prétexte pour élargir notre regard sur la fête, qui n’est plus seulement un moment vécu³⁰. »

En second lieu, il nous semble que la municipalité de Coudekerque-Branche a manqué de saisir une occasion d’organiser un véritable débat public autour de la question des pylônes. L’idée initiale des artistes était de lancer une grande enquête publique sur l’installation du Pylône 42bis avec « des prises de son d’ambiance et entretiens avec les habitant·es (piste : tournée de commissaires-enquêteurs pour l’enquête publique) et un 1^er tournage vidéo sur la prise de mesure des pylônes dans le quartier³¹ ». Les pylônes apparaissent en effet comme des éléments perturbateurs de l’environnement tant visuel que sonore du quartier, plusieurs témoignages mentionnent notamment des grésillements provoqués par temps de pluie, sans omettre les risques sanitaires liés à l’exposition aux champs électromagnétiques³². L’un des arguments du refus de notre demande d’occupation de l’espace public étant que le projet venait en contradiction complète avec les enjeux de politique locale puisque l’équipe municipale se battait depuis plusieurs années pour faire enlever les pylônes et ne souhaitait pas que « les vindicatives redeviennent audibles³³ ». Ce dont témoigne en effet la liste des engagements trouvée sur le site de la Ville à la page du projet municipal sur le volet urbanisme :

« Négociation avec les partenaires de l’enlèvement des pylônes et l’enfouissement des lignes électriques haute tension³⁴. »

Le contenu des échanges avec la Commune amène deux types de réflexions. D’abord celui de voir que notre objectif initial dans le projet déposé à la Fondation Carasso, qui consistait à contribuer à l’évolution des politiques publiques³⁵ échoue, du moins à ce niveau très local. Le second est d’interroger les prérogatives de la Ville en matière de liberté artistique telle que définie dans la Loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP), promulguée en juillet 2016. Le pouvoir du Maire pouvait en effet porter sur l’interdiction d’investir l’espace public, possiblement justifiée pour des raisons de sécurité, par exemple. En revanche, l’interdiction de traiter du sujet du pylône apparaît comme un élément de censure à l’égard de la liberté de création artistique. Pour autant, l’un des membres du collectif Déplis souligne : « Est-ce que ce combat est bien le nôtre ? Celui d’acteur·rices du territoire ? Ne risque-t-on pas d’embarquer des publics dans un combat qui n’est pas le leur ? Il y a une vigilance à avoir dans notre démarche des droits culturels³⁶. » Par conséquent, ce hiatus dans le déroulement du projet a fait du pylône un élément de cristallisation non seulement avec la Municipalité mais également au sein même du collectif, voire avec les habitant·es et avec les partenaires.

Le troisième point concerne donc l’essence même du projet. Notre utopie initiale était, au travers de cette présence artistique dans le quartier, de mettre en œuvre une « fabrique du commun ». De réunir des individualités dans l’objectif de faire ensemble, de fédérer en quelque sorte les énergies, le terme étant alors pris au sens figuré, d’articuler ensemble trois niveaux d’intentions : l’intention personnelle, l’intention du projet et l’intention sociale³⁷. Il apparaît dans le cas présent, que l’orientation initiale du projet « Campement mobile », basée sur une permanence artistique activée par un cycle itératif de trois modalités interconnectées : récoltes de données - production de formes diverses (images fixes et/ou vidéos, son, objets…) - diffusion aux formats hybrides, a muté vers la réalisation d’un objet artistique unique. Dès lors, la spectacularisation de la procession ; de l’érection puis de la destruction du pylône supplantait alors le processus de création collective initialement défini. Ce glissement s’est opéré en raison de plusieurs paramètres dont notamment l’impossibilité pour les artistes d’habiter le quartier et d’y installer un atelier ouvert à tous et toutes. Nous avons également souligné que la conséquence du refus d’occupation de l’espace public au sein du quartier du Petit Steendam a été de décentrer la procession et l’événement festif sur un autre terrain, à un peu plus d’un kilomètre du centre social, cœur névralgique du projet. Dans les faits, seuls deux membres du Conseil citoyen impliqué·es dans le projet ont suivi la procession qui a donc échappé aux habitant·es du quartier, mais dont d’autres personnes se sont de fait emparées.

Avec ce projet centré sur le pylône, Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura ont réalisé une création située dans un territoire spécifique, réalisée à partir de celui-ci mais destinée néanmoins à être diffusée en dehors de son périmètre de production. Elle donne lieu, en oscillant entre fiction et réalité, à la fois à un objet (aujourd’hui disparu) mais aussi aux traces données dans le film et l’almanach. Au final, cette analyse permet de poser la question de l’instrumentalisation, celle des habitant·es mais aussi celle des artistes. Quelles sont les marges de manœuvre possibles pour les artistes dans le cadre de ce type de « commande » ? Mais également de quelle façon engager leur responsabilité vis-à-vis des personnes du territoire d’intervention ? Un point d’attention est donc porté sur la question de la participation, que nous traitons par ailleurs dans le bilan de ce projet. Parmi les multiples modalités de co-création, il apparaît ici que le travail mené par Guillaume Lepoix et Richard Pereira de Moura relève plus de la « participation dirigée³⁸ », dans laquelle les artistes conservent en effet l’autorité sur le processus lui-même, que de la « participation collaborative » dans laquelle les participant·es partagent la responsabilité du développement et du contenu de l’œuvre³⁹. Cela permet aussi d’interroger la capacité des structures à sortir de leurs schémas habituels pour repenser la question de la présence artistique en territoire dans l’objectif peut-être moins de fabriquer des objets que de privilégier le processus du faire ensemble lui-même⁴⁰.