WAKE UP
Un éveil énergétique en milieu naturel
Proposé par Sigrid Pawelke (enseignante en performance et histoire des arts à l’Esä | Dunkerque-Tourcoing), ce workshop interdisciplinaire explore l’éveil de la conscience corporelle, la découverte de l’intelligence collective et de la biosphère dans le cadre de la thématique de l’ÉNERGIE. Il se veut une introduction au programme des ateliers AIRC Micro-Intervention de Ruchi Anadkat et aux ARCs Le théâtre des opérations d’Alexis Trousset, Hervé Lesieur et Sigrid Pawelke et TO PERFORM de Sigrid Pawelke. Nous voudrions exposer ici le fondement de cette semaine pratique proposée à une quinzaine d’étudiant·es de 3e, 4e et 5e année venant de toutes disciplines, comme une invitation à se reconnecter à notre corps, à la création collective et à notre environnement naturel face aux diverses crises qui traversent nos sociétés contemporaines.
Ces démarches sont enracinées dans diverses pratiques comme le body weather, le body mind centering, la danse contact et particulièrement le travail d’Anna et Lawrence Halprin, respectivement chorégraphe et architecte-paysagiste américain·es. Ces dernier·ères ont créé un renouveau des pédagogies du Bauhaus et une manière de penser tous les arts en lien avec la vie dans le contexte californien de la deuxième moitié du XXe siècle. Leurs workshops interdisciplinaires de 1966, 1968 et 1971, baptisés Experiments in the Environment, nourrissent notre démarche. Leur radicalité par rapport au contenu, l’humain et son environnement, est toujours éminemment actuelle. Ils peuvent fournir des exemples d’enseignement de l’art et de l’architecture d’une manière inclusive et expérimentale face aux multiples crises actuelles : environnementales, sociales et économiques. Ici, notre intérêt premier est de démontrer une voie pédagogique possible qui dialogue avec des approches historiques2. Leurs écrits théoriques ainsi que ceux de John Dewey et des travaux relatifs aux méthodes d’intelligence collective et d’écophilosophie nourrissent notre démarche3.
Plus précisément, nos processus de développement sont fortement inspirés par le Life Art Process® d’Anna et Daria Halprin. Fondée en 1978 en Californie le Tamalpa Life Art Process est une méthode d’exploration corporelle, en lien avec le dessin et l’écriture qui permet de créer artistiquement et de se comprendre à partir de sa propre biographie, ici en lien direct avec notre biosphère. Cette méthode permet de composer la base d’une réflexion personnelle et artistique où nos expériences de vie inspirent notre art qui, en retour, nous informe sur qui nous sommes4. À partir des démarches de la Gestalt-thérapie, suite à la collaboration des Halprin avec Fritz Perls et des rituels d’amérindiens des Powos, Anna développera avec sa fille Daria la formation Life Art Process qui intègre dans le processus créatif ou bien thérapeutique le dessin et l’écriture comme outils intrinsèques.
Réveiller les énergies créatrices et sensibles de notre corps constitue le fondement de ce dispositif pédagogique qui consiste à donner la possibilité de s’immerger une semaine dans un environnement naturel dans lequel la vie collective – comme cuisiner, manger et dormir – participe également au processus. Il y a donc une volonté commune de vivre et d’expérimenter les arts en lien avec la vie. Cet aspect éthique, cher au Bauhaus, était également intégré dans le travail d’Anna et Lawrence Halprin qui affirment que « la satisfaction de l’âme humaine est autant importante que le matériel5. » L’impact social de l’art et de l’enseignement artistique joue un rôle central pour Anna Halprin, de même que dans l’œuvre paysagiste et urbaine de Lawrence Halprin qui a compris, auprès de Walter Gropius, que « tous les arts sont un moyen créatif de modifier et d’améliorer le monde6. »
Dans cette perspective, nous avons choisi un gîte dans un environnement naturel avec un accès pédestre possible à différentes forêts, étangs et champs dans les Flandres belges, où, culturellement, règne une relation plus directe entre l’être humain et la biosphère. Nous y avons passé cinq jours qui représentent des étapes spécifiques que sont la découverte, la prise de conscience et de confiance, l’exploration, la création et finalement l’intégration du processus dans la création et la vie quotidienne par rapport aux ressources suivantes : le corps, le groupe et la biosphère. Au début, le groupe doit décider ensemble des règles de vie, telles que l’intimité du groupe, le roulement des tâches pour la maison et la cuisine, grâce aux méthodes d’intelligence collective. Une grande feuille A0 sert comme support de ces expressions. Tous les souhaits, préoccupations et besoins sont partagés, expliqués puis choisis. Ce processus de consensus permet de rendre visible les besoins de tous·tes les membres d’une manière inclusive et horizontale. Cette méthode est également utilisée chaque jour afin de discuter et affiner des thématiques de travail. Chaque journée contient trois parties liées à la vie quotidienne : cuisiner, manger, se reposer et dormir ainsi que trois parties liées au travail : échauffement et explorations corporelles sur la pelouse du gîte ; réflexions collectives, développement des graphiques à partir des questions et retours ; explorations et créations individuelles ou en groupe dans la nature (travail corporel, dessin, écriture).
Jour 1 – Découverte et connexion au lieu naturel
Cette journée est dédiée à l’arrivée et à la découverte du lieu et de son environnement. Nous proposons des exercices de respiration, puis des mouvements corporels afin de créer une prise de conscience à partir des jambes et des pieds par le contact avec le sol et de permettre la perception de l’énergie traversant ainsi tout le corps. Il s’agit d’explorer des mouvements, avec un focus sur les pieds et les jambes, d’une manière horizontale et verticale, ce qui garantit ensuite une plus grande sensibilité et un réel enracinement. Dans un deuxième temps, nous entamons une marche exploratoire à travers champs, sans chemin, vers les bois avec une attention renforcée vers le contact au sol, sa texture, sa densité, etc. Dans la forêt, nous travaillons en duo sur le renforcement de nos sens, les yeux bandés et sans parole, et sur la confiance en soi, envers l’autre et envers la biosphère. La dernière étape consiste à marcher dans le noir de la nuit afin de retrouver le gîte. Au retour, des dessins intuitifs issus des sensations du travail dans la forêt sont effectués ainsi que des dessins spatiaux relatifs aux déplacements.
Jour 2 – Conscience corporelle et « team building »
Une longue matinée avec des exercices de conscience corporelle en binôme est proposée en corrélation avec le squelette, les muscles, les tissus et les articulations. Pendant la partie théorique, nous définissons ensemble les colonnes fondamentales du workshop : la compréhension de la conscience corporelle, de l’intelligence collective et de la biosphère. Puisque le groupe est constitué de différentes nationalités, dont de nombreuses non-occidentales, ce processus de définition est fondamental par rapport à la compréhension et à l’enrichissement de chaque partie prenante. L’après-midi est consacré au « team building » avec l’installation d’un « village » dans la forêt, à partir des ressources qui seront trouvées sur place. Nous définissons la durée, l’espace, les rôles et l’intention de chacun·e pour aboutir à une création collective. Pendant deux heures dans un périmètre de 50 mètres de côté, 16 participant·es, avec une totale liberté, se répartissent deux rôles parmis quatre archétypes : le/la collecteur·rice ; le/la constructeur·rice ; l’observateur·rice ; le/la guérisseur·euse. Afin de développer une autre approche de la conscience, à partir d’une écoute profonde, nous proposons un processus sans parole en acceptant toutes les sonorités et langages imaginaires. À la fin de la construction, une cérémonie avec musique et danse démarre spontanément. Au retour, dans la nuit tombante, le groupe dessine en silence une image collective de ce qui a été vécu lors de cette construction sans parole.
Jour 3 - Connexion profonde avec la biosphère
Le focus de la troisième journée est porté sur la confiance en soi en lien avec la biosphère.
Pendant la matinée, notre travail se porte sur la colonne vertébrale qui constitue notre « arbre intérieur » par l’exploration de sa fonction et de notre vécu à travers des exercices corporels.
La longue séance de l’après-midi est consacrée à la recherche de « notre arbre » dans la forêt. Les participant·es partent les yeux bandés afin de trouver « leur » arbre. Une fois trouvé, iels y restent 20 minutes pour l’explorer avant de retourner au point initial, toujours en aveugle. Ensuite, les participant·es dessinent le rapport avec « leur » arbre et retournent le voir, les yeux ouverts, cette fois-ci. Ensuite, chaque personne développe trois à quatre mouvements en lien avec son arbre qui seront ensuite exercés avec un groupe de quatre personnes. Chaque groupe visitera ainsi 4 arbres et effectuera 4 performances.
Ce long après-midi est extrêmement profond en termes psychologiques, l’écoute et la confiance en soi sont ainsi mises en avant et créent le moteur de la performance qui lie les participant·es à l’univers naturel et à l’inconscient7.
Jour 4 - Connexion aux éléments naturels
Ce quatrième jour permet de faire le lien entre la conscience corporelle, l’intelligence collective et la biosphère via une performance collective en se focalisant sur les quatre éléments fondamentaux : terre, feu, air, eau. La matinée est consacrée aux explorations corporelles avec un focus sur les bras et les épaules en terminant avec une performance collective de création d’un arbre commun.
Le midi nous travaillons sur le modèle du RSVP cycle de Lawrence Halprin qui permet de développer des processus créatifs participatifs en urbanisme et en performance. Il s’agit d’un système graphique qui permet de programmer le mouvement, de l’analyser et de le schématiser sur une base à la fois quantitative et qualitative, dans le cadre du processus créatif performatif ou pour des projets de design participatifs.
Ce modèle a été créé grâce à la collaboration entre Lawrence et Anna Halprin et perfectionné lors de leur collaboration au sein du workshop pluridisciplinaire Experiments in the Environment. Dans ce système circulaire on définit le R pour ressources, c’est-à-dire : les participant·es, le lieu, les accessoires, la durée, les activités ou mouvements, etc. ; le S pour le score ou la partition ; le P pour performance ; et le V pour « valuaction », le retour par parole ou action de tous·tes les participant·es. Ainsi Lawrence Halprin apporte le dessin pour la performance et la danse comme outil de création ce qui le mène à l’invention du RSVP cycle.
« L’idée de Lawrence [Halprin] est de mettre au point, pour tous les domaines de l’activité créatrice, des systèmes de notation qui soient capables de rendre visible(s) le ou les processus à l’œuvre. Grâce à ces systèmes, on devrait, selon lui, être capable de trouver de nouvelles façons d’interagir avec ces milieux naturels, tout en tenant compte à la fois de leur complexité et de leur diversité8. »
L’après-midi met l’accent sur les éléments naturels dans la forêt et en bordure. Chaque participant·e est ainsi appelé·e à trouver un endroit de confort où un élément « se révèlera » à elle ou lui et avec lequel un mouvement ou une activité, une sorte de danse improvisée, sera développée, suivie par un dessin intuitif. Ensuite les résultats de cette exploration sont partagés avec le groupe.
La deuxième partie consiste à créer 3 groupes de 5 personnes afin de développer une performance collective de 5 à 7 minutes basée sur un élément naturel de départ avec des activités et des qualités afin d’arriver vers un autre élément naturel. Le modèle du RSVP cycle permet une création collective qui clarifie des éléments une fois que la partie d’exploration intuitive d’un site par rapport à un élément est achevée. Au bout d’une heure, les groupes présentent leurs performances en intégrant également des sons et des voix.
L’utilisation du RSVP cycle permet ensuite de reprendre la performance et de la faire évoluer collectivement avec le « public » comme témoin et participant avant de fixer la partition.
Jours 5 - Conclusion et intégration dans la création
Cette grosse demi-journée permet de revisiter les 4 jours précédents afin de les intégrer ensuite dans la création quotidienne de chacun·e et d’associer les fondamentaux que sont la libération de l’inconscient et de l’intuition grâce au mouvement corporel ainsi que l’immersion dans l’environnement naturel et le groupe. Après l’entraînement corporel et des massages, puis un temps théorique, nous revisitons le lieu de la première journée afin de refaire des exercices. La plus belle découverte se situe dans la forêt qui a changé en 4 jours, car de nouvelles plantes et des champignons sont apparus. Par ailleurs, nous aussi nous avons évolué grâce à la forêt et au groupe.
Comme Anna et Lawrence Halprin qui ont intégré, au fur et à mesure, dans leurs domaines respectifs, les différents concepts de la pédagogie de Bauhaus : lier l’art et la vie, la méthode expérimentale, la collaboration interdisciplinaire, la création collective et l’aspect transformateur de l’art, notre workshop Wake Up a créé un moment d’immersion pour vivre et explorer les énergies corporelles conscientes et inconscientes dans le milieu naturel d’une manière collective.
En lien avec la triennale portée par le Frac Grand Large - Hauts-de-France et le LAAC et l’exposition Chaleur humaine9 (juin 2023-janvier 2024), cette expérience sert ainsi de point de départ pour notre thématique ÉNERGIE qui impulsera, pour les deux années à venir, toute la pédagogie dans les trois ateliers performatifs proposés au sein du programme pédagogique de l’Esä. Par ailleurs, les étudiant·es ont développé 18 performances individuelles et collectives qui ont été présentées, en avril 2023, au MUba Eugène-Leroy, musée des Beaux-Arts à Tourcoing, lors de la soirée ÉNERGIE et lors du parcours performatif dans l’espace public à Tourcoing et au Parc Clemenceau en juin 2023.
- Lawrence Halprin, “Nature into Landscape into Art,” in Landscape in America, ed. George F. Thompson, Austin, University of Texas Press, 1995, p. 243.↩
- Voir : Sigrid Pawelke : « Experiments in the Environment d’Anna et Lawrence Halprin – une pédagogie contextuelle et environnementale », Enseigner en Temps de Crise – Les leçons du Bauhaus, actes du colloque sous la direction d’Andrea Urlberger, École nationale supérieure d’architecture de Toulouse, 2022, p. 138-161.↩
- Voir Boris Cyrulnik, Vinciane Despret, Donna Haraway, Bruno Latour, Baptiste Morizot, Isabelle Stengers, etc.↩
- https://www.tamalpafrance.org/life-art-process↩
- Walter Gropius, programme de la section architecture à Harvard, 1937 in : Reginald Isaac, Walter Gropius. An Illustrated Biography of the Creator of the Bauhaus, Little, Brown, Boston, p. 228.↩
- « The arts are a way of creatively modifying and improving the world. » Lawrence Halprin cité par Janice Ross : Anna Halprin Experience as dance, University of California Press, Berkeley, 2007, p. 58-59 in : Stephen C. Steinberg’s interview with Lawrence Halprin, San Francisco, 1988, p. 55-56.↩
- Voir Daria Halprin, The Expressive Body in Life, Art and Therapy. Working with Movement, Metaphor and Meaning, Jessica Kingsley Publishers Ltd., London/Phiadelphia, 2003. Daria Halprin se réfère dans son travail également à Wilhelm Reich, C.G. Jung et Fritz Perls.↩
- Gilles A. Tiberghien, « Lawrence Halprin : danse et mouvement du monde » in Comme une danse. Les carnets du paysage, n° 13 et 14*,* Actes Sud, Arles-Paris, 2007, p. 58.↩
- https://www.fracgrandlarge-hdf.fr/triennale-art-industrie/↩
- Anna Halprin, Moving Towards life, 1995, Préface, xii.↩