Engins mobiles
Entretien
HeHe
Entretien avec Helen Evans et Heiko Hansen.
Mai 2023 pour la mire.
Heiko et Helen, les deux galeries de l’Esä à Dunkerque et Tourcoing ont présenté simultanément quelques-uns de vos travaux réalisés ces dernières années. Ce numéro de la mire consacré à la thématique : Énergie(s) entre en écho avec vos recherches, vous abordez notamment les questions de mobilités et plus particulièrement le transport guidé sur rail. Pouvez-vous nous parler de ces projets ?
Notre pratique passe d’une discipline à l’autre et nous nous approprions souvent les méthodes des urbanistes ou de l’ingénierie, mais le titre d’« artiste-opérateur de train » semble curieux ou même un peu étrange, alors nous allons essayer de décrire ce que cela signifie. Nos projets commencent presque toujours par une idée de réinterprétation d’un site existant, en tenant compte de son histoire, de son utilisation et du type d’interaction qu’il offre. En 2001, nous habitions dans le 19e arrondissement de Paris, à proximité de la Petite Ceinture, une voie ferrée inutilisée. Nous étions alors artistes en résidence à Mains d’Œuvres, lieu indépendant de création et de diffusion, à Saint-Ouen. Le trajet quotidien entre ces deux points situés aux abords de la capitale a marqué le début du The Train Projekt. En un instant, nous avons imaginé une vision d’ensemble : un service de train complet conçu et exploité par des artistes. Le travail pour faire de cette idée une réalité a été plus compliqué. Dix ans plus tard, Métronome devient opérationnel, fonctionnant comme une performance, entre la Porte de Clignancourt et l’Avenue de Saint-Ouen. Métronome est une capsule de train automatisée et autonome, un robot-taxi pour deux personnes, sous la forme d’un tube transparent éclairé par un M jaune, emblématique. Une série de boutons, activés par des marqueurs fixés aux traverses, déclenche les points de départ et d’arrivée et la direction du trajet. Léger et alimenté à l’énergie solaire, il est conçu comme une infrastructure temporaire, à déployer facilement et rapidement. Nous avons collaboré avec Les Jardins du Ruisseau, une communauté de jardiniers qui a pris racine sur le quai désaffecté, leurs festivals annuels ont littéralement déverrouillé l’accès aux voies ferrées. Ce service de transport autogéré par des artistes a été ouvert au public pendant le festival en 2012 et 2014.
En parallèle, le projet The Train Projekt s’est développé en tant que cycle de travail sous de nombreuses formes, s’adaptant à des lieux et des contextes particuliers. Dans le cadre de cette recherche, nous avons rédigé le Manifeste du réseau ferroviaire des artistes pour récupérer les voies ferrées abandonnées à des fins artistiques. L’objectif du projet est de se réapproprier les infrastructures ferroviaires, d’explorer et de tester de nouvelles esthétiques du mouvement, de célébrer des transports légers, modulaires, en libre accès, locaux, lents, flexibles, électriques, ad hoc... Nous voyons le transport ferroviaire comme un théâtre urbain, pour concevoir la locomotive et toute la culture qui l’entoure, à partir des billets, des uniformes, des technologies de communication, etc. C’est un appel à une nouvelle esthétique du mouvement sur rails.
Le rail et l’extraction d’énergie sont profondément enchevêtrés. En effet, les chemins de fer ont été inventés pour transporter la tourbe, puis le charbon des mines vers les villes. Ils sont à l’origine de la culture industrielle, la modernité a été forgée par la technologie. Il a fallu du temps pour que les chemins de fer soient considérés et valorisés en tant que patrimoine culturel. La nécessité, inhérente au chemin de fer, de transformer le paysage, de couper à travers les collines, de franchir les vallées pour atteindre des destinations, a rendu cette technologie controversée. Au 19e siècle, celle-ci était considérée comme brutalisant le paysage naturel. D’un point de vue écologique, ces pistes parfaitement horizontales sont efficaces pour les mouvements de glisse à basse énergie. L’infrastructure ferroviaire pourrait soutenir les valeurs écologiques, l’accès universel, l’espace public partagé et être un lieu de rencontres inattendues avec des étranger·ères. Dans le même temps, les services ferroviaires se sont concentrés sur les voyages interurbains à grande vitesse, où l’interaction sociale a été remplacée par les médias sociaux et les sièges larges sont moins accessibles économiquement. Ces contradictions créent un champ de tension entre l’écologie, la technologie et la société et donc un paysage intéressant pour les artistes à intervenir. Ces œuvres spéculent sur des modes de vie alternatifs.
Comment mobilisez-vous les différentes sources d’énergie pour faire fonctionner les engins que vous inventez ?
Chaque train utilise une énergie spécifique, c’est une source de propulsion particulière. C’est l’environnement qui détermine la forme du véhicule et sa propulsion mécanique.
Par exemple, Tapis Volant, a été réalisé pour l’événement Vehicles of Registration and Omniscient Observational Mechanics, lors de la Biennale d’Istanbul en 2005. Il y a un lien fascinant entre la forme du véhicule, le site de l’avenue Istiklal et le mode de fonctionnement – ils se combinent pour créer un moment de performance. Le véhicule, qui fonctionne avec un petit moteur électrique, ne peut être utilisé qu’en position jambes croisées, padmasana ou lotus. Cette posture corporelle issue de la méditation orientale traditionnelle suggère une forme de mobilité calme et consciente. L’expérience de conduite du Tapis Volant est automatisée : le véhicule glisse le long des voies, il accélère lorsqu’on bascule vers l’avant et s’arrête lorsqu’on se penche en arrière. Cette méthode de fonctionnement modifie le rapport entre l’automatisation et le contrôle, ce qui permet un modus operandi inconscient et incarné.
Radeau de Sauvetage a été réalisé lors d’une résidence, Géographies Variables, EESAB de Bretagne – site de Lorient, en 2013. Le Radeau de sauvetage était une réponse directe au potentiel du site – le vent, la voie ferrée inutilisée, la proximité du port de pêche et bien sûr l’urgence des changements climatiques. L’origine du projet était une petite photographie documentaire d’un vélo-voile que nous avons vue dans l’exposition Contre vents et marées au Lieu à Lorient. Nous avons construit une draisine éolienne avec des artisan·es locaux·les, ne sachant pas si le vent serait capable de propulser le véhicule avec une si petite voile.
Le Slow Train a été en service pendant un été dans le cadre de la biennale Into Nature en 2021 (Drenthe, Pays-Bas). Conçu avec des roues de fauteuil roulant, le véhicule se déplace avec la puissance du biceps. Le véhicule a été inspiré par les anciennes voies ferrées qui desservaient autrefois l’industrie de la tourbe dans un paysage sauvage qui est maintenant devenu une vaste réserve naturelle, abritant des oiseaux rares et une faune. Le véhicule roule le long d’une structure horizontale, faite en bois de pin, qui s'éleve progressivement à mesure que le paysage descend. Le véhicule se fond dans son environnement, reflétant le ciel et la terre sur ses surfaces réfléchissantes. Les voyageur·euses ne perturbent pas la nature environnante car le véhicule se déplace furtivement, lentement et silencieusement.
Orbital River Station, une sculpture gonflable flottante, tourne en exploitant l’énergie du courant de la rivière. Faire ce mouvement de rotation uniquement à travers la forme de la sculpture a nécessité de nombreux modèles et tests. Nous avons collaboré avec un laboratoire de science de la dynamique des fluides pour tester différentes formes et une société d’ingénierie maritime pour fabriquer la sculpture finale.
Tous nos projets partent d’un mode de transport emblématique qui est connecté au contexte local : un tapis volant, le M du métro, une voile, une cape d’invisibilité, un anneau de sauvetage, une chaise de métro, une roue solitaire. Pour chaque projet, nous cherchons à inventer une nouvelle propulsion, une nouvelle forme de mouvement. La mécanique de l’objet succède à l’icône culturelle. Nous avons défini cette méthode de travail comme de l’ « ingénierie culturelle inversée ». Plutôt qu’une invention technologique créant une culture, nous regardons la culture locale, ses usages, la géographie du site, le contexte historique, etc. Nous utilisons ce contexte culturel pour inventer une nouvelle forme de mobilité.
Lors de ses deux conférences à l’Esä, Heiko a évoqué l’ouvrage Aramis ou l’amour des techniques. Pouvez-vous indiquer ce que les travaux de Bruno Latour ont pu apporter à vos propres recherches ?
Dans Aramis ou l’Amour des techniques (1992), Bruno Latour utilise le format du roman policier pour comprendre l’échec d’Aramis (acronyme de Agencement en Rames Automatisées de Modules Indépendants en Stations), un projet de recherche de la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens) et Matra de 1970 à 1987 qui tentait de construire un système de transport rapide personnel (PRT) pour Paris. Il devait s’agir d’un mini-métro modulaire, léger, autonome, entièrement automatisé, utilisant les dernières avancées en matière de systèmes de communication électronique. À la base, The Train Project est comme Aramis, un projet de recherche sur le système complet : l’infrastructure avec tous ses objets, interactions, formes et projections mentales. C’est comme si notre petit collectif d’art HeHe pouvait imiter un organisme de recherche ou un service public comme la RATP ou la SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer). Paradoxalement, ce modèle rend notre propre projet plus humble et apporte humour et légèreté à nos inventions. Cela rend également notre projet impossible à réaliser et c’est essentiel. Aramis avait le même problème : c’est de la vanité d’inventer une infrastructure à partir de zéro. Les infrastructures technologiques se développent avec le temps et se situent dans les relations sociales. Latour a démêlé un système complexe au début de sa conception. À certains moments, Aramis a été un livre de référence pour The Train Projekt. Nous nous sommes inspiré·es de phrases simples, par exemple « la chaise de métro programmée » et en avons fait des objets (H-line, 2007). Le récit factuel et humoristique de Latour sur des détails techniques – tels que le « couplage non mécanique » - a été revisité et interprété dans Métronome (2002-2014). Par coïncidence, Aramis a été testé sur une section de La Petite Ceinture, tout comme Métronome.
Une autre influence est celle de Wolfgang Schivelbusch et en particulier son livre Histoire des voyages en train (1990). Schivelbusch est un historien de la culture qui met en lumière les liens entre l’histoire des mentalités, la technologie et la connaissance. Il dévoile la façon dont le chemin de fer s’est développé comme un « ensemble de machines » et a transformé la façon dont les gens voient le monde. Il examine la réalité matérielle des premiers chemins de fer, les vibrations, la fatigue, les traumatismes et décrit comment l’invention du voyage en chemin de fer a entraîné un changement dans la perception mentale. Les premier·ères passager·ères du train ont trouvé l’expérience ferroviaire aliénante par rapport aux formes organiques de mobilité, alimentées par les chevaux et le vent, qui avaient une relation directe avec le terrain qu’ils traversaient. Cela nous a permis d’imaginer l’expérience du mouvement dans nos performances-sculptures : considérer le mouvement, la performance, la posture du corps, la vitesse, la perspective, les vues du premier plan et de l’arrière-plan.
Vous êtes sensibles aux impacts écologiques des activités humaines. Considérez-vous que les artistes ont une responsabilité environnementale à tenir ? Le cas échéant de quelle manière ?
La crise environnementale est une question contemporaine urgente, tout le monde joue un rôle et nous sommes tous·tes responsables. L’art a le pouvoir d’inventer des façons originales de voir et de percevoir cette crise. C’est remarquable et vrai, une fois qu’une image est faite, la connaissance ou le sens qu’elle transmet peut devenir évident, une évidence, pour tous·tes. Tel est le pouvoir de l’image. Avec la sculpture, la forme et la matière, l’art peut inventer des moyens de s’adapter à cette crise plutôt que de simplement la comprendre. Les possibilités artistiques pour explorer « comment vivre », à travers des images et des formes, sont vastes.
Dans notre travail, l’énergie ainsi que sa production, sa consommation et sa transmission est un sujet récurrent. Cela peut se manifester par une provocation, comme par exemple Undercurrent (2012) ou parfois, avec un humour moqueur pour Toy Emissions (My Friends all drive Porsche...) (2007) ou Prise en charge (2012). D’autres œuvres sont des expériences plus mystérieuses et immersives, comme Fleur de Lys (2009) et Réchauffement Domestique (2014) ou des performances viscérales et haptiques comme Fracking Futures (2013). Dans Nuage Vert (2001-2010), nous avons projeté un faisceau laser vert sur le contour d’une émission d'un incinérateur de déchets ménagers. Une partie essentielle du projet était la médiation entre l’œuvre et les divers publics, pour interpeller les gens à travers le débat public. L’œuvre établit un lien visuel entre la production d’énergie et la consommation et invite les gens à consommer moins d’énergie pour agrandir le nuage vert. C’est de l’activisme artistique.
Tous nos projets sont environnementaux. Ils commencent par des images, généralement contradictoires. Souvent, les images que nous choisissons sont assez directes, offrant un humour pince-sans-rire, des illustrations comiques de notre environnement, des espaces réservés à la paranoïa, à la dégradation écologique ou au remords de notre monde industriel. Nous cherchons à créer l’absurde, en mélangeant ludique et sérieux, en amplifiant l’existant, en rendant le visible plus visible. De telles images n’offrent aucune rédemption, aucune guérison ou thérapie, peut-être que l’ironie est une alternative espiègle au présent. Quelles infrastructures deviendront patrimoniales à l’avenir ? Centrales nucléaires, incinérateurs de déchets, trains à grande vitesse, pylônes électriques, réseaux de mesure de la pollution atmosphérique, puits de fracturation ? C’est ce côté sombre qui sous-tend notre culture qui détient un pouvoir imaginatif pour penser l’écologie.
Vous êtes artistes et également enseignant·es à l’EsadHar, l’École supérieure d’art Le Havre-Rouen (site du Havre). Est-ce que ces questions relatives à l’énergie et aux mobilités entrent aussi dans vos activités pédagogiques ? Si oui, de quelle manière ?
À l’EsadHar, au Havre, nous coordonnons un DNSEP appelé Art Media Environment. Nous encourageons les étudiant·es à réfléchir à la question de l’environnement dans leur travail, en tant que sujet, mais surtout en tant que base pour créer de l’art en dehors du contexte de la galerie. Les étudiant·es sont invité·es à répondre aux contraintes d’un site ou d’une situation particulière et à s’adapter au contexte. Nous mettons en place des collaborations avec des partenaires externes afin que les étudiant·es travaillent dans des situations réelles et exposent leur travail à un public. Favoriser le travail de groupe et la collaboration est également une partie essentielle de notre enseignement, car travailler dans le domaine public est toujours collaboratif. L’environnement est un espace hautement social.
Avec les étudiant·es en Master, nous ne sommes pas prescriptifs sur le sujet et les médias avec lesquels les étudiant·es travaillent. Il est essentiel de leur donner la liberté de choisir de nouvelles matières et d’explorer les médias afin qu’ils puissent, nous l’espérons, élargir le champ de la pratique artistique.
Publication
Man Made Clouds, Éditions Hyx, Orléans, 2017.
Site web des artistes
Expositions Mouvements périphériques
Du 8 mars au 7 avril 2023
O.R.S (Orbital River Station)
Galerie de l’Exutoire
Esä | site de Dunkerque
Radeau de sauvetage (The Train Project)
Galerie des Ursulines
Esä | site de Tourcoing